Stéphanie NAVA 

Frontaliers des rives - riverains des frontières
Exposition à Moly-Sabata, Sablons du 23 juin au 29 juillet 2012 et au Musée des Mariniers, Serrières du 23 juin au 16 septembre 2012.

« Invitée par la fondation Albert Gleizes (qui gère la résidence d’artistes Moly Sabata) à concevoir ce projet, j'ai retrouvé un territoire emprunt pour moi d'une certaine familiarité. J'ai grandi avec le Rhône et il m'a accompagnée de mon enfance à mes études. Produire une exposition croisée entre Sablons et Serrières supposait de convoquer le fleuve et ces lieux à l'intérieur même de mon travail. En quelque sorte, rendre l'hospitalité en accueillant dans mes préoccupations des éléments liés au Rhône, à Moly-Sabata et au Musée des Mariniers. Il ne s'agissait pas de travailler sur comme le ferait un chercheur, mais de travailler avec en laissant ces lieux ouvrir mon travail à d'autres échappées, dans un dialogue avec ces espaces, leur histoire, leur présence.

À l'intérieur de Moly-Sabata, le jardin, la beauté de l'édifice, la situation excentrée, à la fin du village, concourent au caractère paisible des lieux. Leur quiétude, leur façon d'aider la concentration est primordiale. C'est un territoire d'apparence clos, propice à la réflexion. Puis, lorsque l'on se tourne, depuis les fenêtres, vers l'extérieur, le paysage est dominé par le fleuve. Depuis le balcon surplombant le chemin qui longe les berges, on est immédiatement propulsé vers cette masse qui se meut avec tant de puissance. Cette sensation de force lourde impassible, entre permanence et fluidité, dense, infranchissable, est ce qui me touche dans ce fleuve. Alors le regard est attiré par l'autre rive, par le village, par le pont, par la colline. De là on aperçoit le clocher de l'ancienne église Saint-Sornin.

Je ne connaissais, avant de visiter le musée de Serrières, que peu de choses des mariniers ou de la batellerie. J'y ai découvert une mémoire de ces hommes de l'eau et des berges confrontés à cette force dans un labeur intense, à contre-courant cette fois.
Et j'ai appris que d'autres forces, subtiles, invisibles demeurent aussi là. Il y a la mémoire, la présence, sous cette nef en forme de carène renversée, de ces hommes qui ont remonté ce fleuve, manipulé ces instruments, porté ces croix et s'en sont allés. Ou celle de ceux demeurés dans ces lieux.
Ainsi, ce musée fonctionne pour moi aussi avec son secret, dans cet ossuaire tenu caché tout proche du clocher. Invisible aux visiteurs, repose au-dessus de l'une des voûtes du transept une foule de squelettes anonymes "surveillés" par les quatre mandulons. Une fois vus, la présence de cette communauté fulgurante est irrémédiable, indéfectible. Nous les savons là, proches. Ils habitent les lieux et l'on ne peut désormais se séparer d'eux. Ils rejoignent dans mon imaginaire la mythologie attachée au fleuve, l'idée des Alyscamps et cette puissance nourricière déposant ses alluvions lors de crues destructrices.

Moly-Sabata est une ancienne maison de bateliers. Son lien avec le fleuve est inscrit dans son architecture et sa position par rapport au village. Les hommes dont il est question sur l'autre rive ont donc aussi à faire de ce côté-ci. Et le fleuve est ce qui les lie, tout comme ce qui les sépare. Aussi, à cette présence physique des défunts et cette présence mémorielle des mariniers à Serrières, répond, à Moly Sabata, la présence mentale des artistes qui ont travaillé en ce lieu. Les deux figures tutélaires d'Albert Gleizes et Ann Dangar peuplent les lieux à travers là aussi des objets : mobilier, céramiques, livres, photographies. Ils habitent en quelque sorte encore la maison, tout comme les nombreux artistes qui ont travaillé ici lors de résidence, les multiples communautés temporaires formées le temps de quelques semaines ou mois.

 
Vues de l'exposition Frontaliers des rives - riverains des frontières, Moly-Sabata/Fondation Albert Gleizes, Sablons, 2012

Les pièces présentées à Sablons convoquent Moly-Sabata et son territoire. Une bâtisse chargée d’une histoire double, celle des bateliers et celle des artistes, ancrée au bord d’un fleuve dont la présence inonde l’intérieur de la maison. L’exposition ici se base sur trois propositions principales qui mettent en rapport l’activité intérieure de la maison avec une géographie du territoire dans lequel elle est située. Une mise en rapport stratifiée, dans l’espace et dans le temps.
Qu’est-ce que demeurer à Moly-Sabata? Travailler, lire, dormir, manger, discuter, contempler le paysage… une succession de tâches et d’occupations, triviales ou laborieuses, se succèdent dans un même espace. Celui-ci se retrouve ainsi comme feuilleté dans le temps par les manières de l’occuper. Venir résider à Moly-Sabata c’est aussi de fait s’inscrire dans l’histoire de la maison. D’Albert Gleizes à Ann Dangar, en passant par les nombreux artistes qui ont traversé les lieux, une communauté invisible s’y est dessinée dans la durée.
Le commun est aussi incarné par le fleuve, qui divise autant qu’il rassemble, à la fois agrégateur et frontière. Être dans cette maison, c’est faire partie pour un temps de ceux pour qui le Rhône marque une identité territoriale forte. Difficile de l’oublier, lui qui domine la vue depuis cette maison dont le nom évoque sa possible crue, et dont le balcon s’avance, glorieux, vers les flots.
Donc, un parcours. Pousser la lourde porte verte. Entrer dans le vestibule, explorer ce qu’est demeurer à Moly. Une installation en guise de préambule qui tente la mise à jour de ces multiples activités, littéralement, ce qui s’échafaude ici.
Puis passer dans la pièce principale et se retrouver projeté sur le Rhône. Il coule sous les fenêtres et, sur la grande table de la maison, s’est figé en une grande maquette de plâtre. Le fleuve est en creux, vide central qui court au centre du plateau, les blocs figurant les multiples territoires agrégés autour de lui. Un vaste puzzle ou une tectonique particulière des plaques «rhodaniennes» dont les découpes, parfois administratives, parfois historiques, géologiques, climatiques ou personnelles, fabriquent une géographie singulière de la vallée, de Lyon au delta.
Enfin, dans les pièces adjacentes, de chaque côté, être dans les meubles, avec Albert et Ann, ici, hier et aujourd’hui. Alors on regarde dehors et, depuis les fenêtres et le balcon, on voit, à Serrières, le clocher de la chapelle Saint Sornin.

Temps empilés à Moly 2012
Échafaudages, planches, lit, rouleau de papier, livres, lampes, aquarium, eau du Rhône, argile, vidéos, céramiques, draps, table, banc, fauteuil, marchepied, caisson lumineux et alvéoles d’abeilles

Le cours figé des lignes 2012
44 éléments en plâtre, table, 4 photographies contrecollées sur dibbon, étagère

Ici et maintenant 2012
Mobilier, feuilles séchées

La Fabrication de la communauté 2012
Deux dessins de la série, fusain sur papier

 

Vues de l'exposition Frontaliers des rives - riverains des frontières, Serrières, le Musée des Mariniers, 2012

Ici, contrairement à Moly-Sabata, le lieu est clos. On pénètre dans un intérieur total, sans vue extérieure, juste la lumière qui filtre à travers les vitraux et tous ces objets qui nous transportent vers le fleuve. Les images exposées dans le musée convoquent ce dernier. Les gravures à l’eau-forte, dessins et photographies présentés ici questionnent les rapports que peuvent entretenir ses rives, voisines mais séparées par la masse d’eau et évoquent sa puissance destructrice et l’imaginaire fantastique qu’il provoque.
De nombreux objets dans le musée se chargent de nous rappeler le danger que revêt le fleuve : croix votives, pierres tombales… jusqu’à cet ossuaire niché près du clôcher, qui sert de demeure à ceux que l’on peut supposer momifiés par les sédiments du Rhône. Deux photographies de ces singuliers résidents sont présentées dans des caissons lumineux. Là-haut et La communauté indéfectible, chacune à sa manière - par une présence subtile dans les marges ou dans la brutalité d’une frontalité plein cadre - ramène leur image au sein du musée.
D’autres pièces présentées ici s’imprègnent ainsi de cette particulière relation à la mort qui teinte l’endroit. Les deux gravures à l’eau-forte Pêchés et repêchés mettent en rapport des habitants du fond de l’eau - ce monde où les poissons côtoient des noyés que l’on imagine en dérive vers le cimetière mythique des Alyscamps. Les présences spectrales revêtent ailleurs un caractère symbolique et moins funeste, ainsi ces deux silhouettes qui viennent à la tombée de la nuit se rencontrer entre les berges dans la photographie du caisson lumineux Les génies du fleuve. Cette entrevue au milieu de l’eau rappelle aussi que le fleuve, s’il est un, produit immanquablement un face à face entre les deux terres qu’il sépare.
Les gravures de la série Un fleuve a deux rives mettent en scène des figures de liaison de ces bordures, gestes et événements qui tentent la traversée et dessinent les contours de celles-ci. Franchir par des assemblages de planches, ponts de fortune érigés sur des bateaux de toutes époques, franchir par la voix ou la fumée des canons, ou encore regarder l’eau qui monte jusqu’à anhilier les bords et relier les fenêtres opposées. Dans chaque gravure, le franchissement s’inscrit par des lignes noires sur le papier qui joignent un bord à l’autre de l’image en passant à chaque fois au dessus du fleuve, zone grise imprimée sur le papier par aquatinte. Le rapport du gris au blanc, du trait que dessine les rives sur la page, c’est enfin ce que la série Dessiner les contours tente.
Un même lieu à deux époques différentes, à deux échelles différentes. Ou comment le dessin explicite le travail de domestication de cette entité farouche qu’est le fleuve Rhône.

Pêchés et repêchés 2012
Dyptique, gravures à l’eau-forte, 50 x 65 cm chaque

Les génies du fleuve 2012
Photographie dans caisson lumineux, 40 x 40cm 2006

Serrières, depuis l’autre côté 2012
Photographie dans caisson lumineux, 40 x 40 cm

Un fleuve a deux rives 2012
Série de 4 gravures à l’eau-forte, 56 x 38 cm chaque

La communauté indéfectible 2012
Photographie dans caisson lumineux, 40 x 40 cm

Dessiner les contours 2012
Série de 4 dessins, encre sur papier, 56 x 38 cm chaque

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