Pierre MALPHETTES 

Rien n'est sûr mais c'est une piste

Nous, jardiniers, pratiquons l’imprédictible, l’aléa s’inscrit dans le calendrier normal des saisons : elles peuvent changer.

C’est pourquoi nous observons le ciel mais aussi les oiseaux au temps des migrations, le rougeoiement des feuilles en fin d’été, l’épaisseur d’un cocon surpris dans la remise, entre deux planches sèches : fera-t-il froid cet hiver ? Chaque jour la question se pose, sans inconvenance, sans lassitude pour tant
de répétitions. Il nous faut observer. Nous travaillons dans le temps, imaginant le futur sans excès de détails car nous savons la vie inventive : elle s’arrange pour déjouer nos scénaris les plus fins. Le passé nous concerne modérément, nous le regardons comme un terreau, lui-même en fabrication. En somme : un devenir. Nous plantons pour demain, nous agissons dans l’instant. Le jardin exclut la nostalgie. Peut-être sommes-nous un peu distraits en regard de l’Histoire ?

Je peux affirmer avoir vu tomber les feuilles d’un arbre, observer la course des fourmis, le vol affolé des mouches. Mais aussitôt j’en avais oublié le parcours. Comme si cette trace de vie – la trajectoire – ne s’inscrivait nulle part dans le monde et ne lui devait rien. D’une façon étonnement simple, Pierre Malphettes nous assure du contraire. Ce n’est pas rien, c’est peut-être même la seule chose qui reste : un
déplacement fixé sur la pellicule universelle. Du parcours incertain de la feuille, il fait un objet, un signe de néon, un graphe, les prémisses d’un alphabet auquel on ne prenait pas garde, qui partout nous entoure et que nous ignorons. On pense à la lumière des phares la nuit dessinant une rivière ; les voitures, à ce compte, ne seraient qu’un flux, un prétexte : objets nécessaires à dessiner les courants de lumière tels qu’on en voit, parfois, sur les photos de nuit et aussi en fermant les yeux à demi pour éliminer le superflu et le fixe, et conserver le mouvement, la brillance,la vie. Et si l’air, dans son épaisseur, retenait en mémoire la somme inouïe des voyages ? Si tout ce qui traverse l’air s’inscrivait définitivement dans l’atmosphère – les oiseaux, les avions, les poussières –, quels seraient les dessins imbriqués de cet immense réseau ? Tous, fourmis, feuilles, mouches, humains, nous ne serions présents que par l’aura de notre vie, dans l’univers brownien de nos désirs, la matière n’aurait que peu d’importance, nous inscririons dans l’air l’imprescriptible trace d’une existence fugitive – ainsi serait l’écriture du vivant.

Si la souris se tient immobile, le chat ne la voit pas. J’avais remarqué cela dans le jardin. Mais je n’avais pas saisi le dessin de la fuite, le tracé d’une urgence : ce qui se situe entre les êtres ne cesse, dans cette absence visible, de parler d’eux. Rendre visible la trace devient alors, pour l’artiste, une tâche impérieuse. Impérieuse et risquée. Est-il possible de fixer le mouvement ? Oxymore sémantique qui trouve ici sa version artistique : la figure – un néon de couleur exprimant le parcours – contient la proposition et son contraire, le mouvement et l’immobilité. Mais l’essentiel est dit : nous sommes cette chute, nous ne faisons que passer.
Donner à voir notre parcours sur Terre se lit, au premier degré, comme la volonté de laisser une trace. De façon plus subtile on peut regarder ce parcours – improbable figure – comme un dessin de résultat, inconcevable à l’avance, une image issue des rencontres fortuites entre la force du vent, le prix de l’essence, l’humeur du chien, la puissance de l’ombre… tout ce qui forge « l’expérience émotionnelle de l’espace », ce possible chemin, le zigzag, la piste la plus sûre pour atteindre les buts inavoués de notre âme, échappant – c’est bien l’essentiel – à la tyrannie de la société : la convention.

Pour moi, Road Movie s’inscrit dans ce discours. La voiture au caisson fuchsia, exposée à l’arrêt, s’offre nue, muette et lumineuse. Le parcours hésitant des kilomètres avalés apparaît au mur, en mémoire. Comme celui des fourmis et des feuilles, assurément, comme celui des mouches, comme tout ce que nous faisons sans prêter attention, persuadés pourtant de maîtriser notre destinée. 
Rangée dans une boîte, la série complète des cartes routières de la France se trouve à ma disposition. À chaque nouveau trajet j’épaissis le trait de route afin qu’il se démarque et qu’on ne voit que lui. C’est une exploration qui tente l’exhaustif : être passé partout, impossible tâche, usant du conventionnel – la route – pour découvrir l’inconnu : le paysage. Tenter de le comprendre. À propos d’un village au Japon, Nicolas Bouvier dans son Usage du monde nous avertit : dans comprendre, il y a prendre. Nous sommes des prédateurs. Road Movie annonce un autre usage du monde. Nous pourrions donner en passant : laisser dans le regard étonné des sédentaires la lumière fuchsia des nomades et, par-delà, le rêve d’un voyage.

Plus encore que le trajet Marseille-Écosse – qu’une carte matérialise facilement –, je vois dans le cadrage de la photo des mouettes l’espace dématérialisé de l’air correspondant à la réalité de terrain de l’oiseau. Nous sommes donc l’oiseau. Cette image, pour moi essentielle, nous plonge dans les conditions d’immersion – nous, humains, toujours trop lointains et supérieurs – au sein d’un monde vivant dont nous faisons intimement partie, ce que nous avons, depuis longtemps, perdu de vue. Étrangement, c’est le vide entre les oiseaux qui nous parle le mieux des oiseaux (l’ajustement des ailes aux densités de l’air, comment cette photo en rend-elle compte avec tant d’évidence ?). Nul néon ni tracé matérialisé, le vide suffit.

Dans un registre voisin et décalé, la Dédicace aux oiseaux, où les sacs en plastique de toutes les couleurs s’agitent incongrûment dans un espace clos, apparaît comme la conjuration de l’industrie humaine, barbare et poétique. Lourde et légère, amusante et folle, fondamentalement déréglée. Même si leur trajectoire est aléatoire, les oiseaux savent où ils vont, les sacs subissent un flux irrépressible comme les humains décérébrés, ballottés par les mécanismes de la mondialisation. Il suffirait de couper le ventilateur…

En tant que jardinier je pourrais encore parler de l’assise et de l’architecture hardie des grands arbres articulés et immuables – tant de porte-à-faux, tant de bel équilibre. On dit qu’aucun architecte ne peut réaliser la portée des branches perchées sur les grands fûts de la forêt tropicale. Un artiste le pourrait-il ? Ou encore de la fabrication d’un arc-en-ciel, du brouillard en kit – j’en ai vu les images. Comment fabriquer l’insaisissable ? Mais j’ai vu et touché les Carrés de prairie – jardins sauvages, placides et subversifs – imposant leur calme devenir à n’importe quel « aménagement de paysage ». Combinaisons de feuillages à pleine
vue, évoluant avec l’âge, des cotylédons aux limbes épanouis, limbes à créneaux réguliers pour les laitues sauvages, réduits aux nervures agglomérées en ouate pour le fenouil, étroits et longs, presque absents chez le salsifis, perlés avec la cardamine, larges et velus pour le tussilage… Il y avait des fleurs ce jour-là dans la salle du Parc Saint léger, des fleurs de printemps en plein mois de décembre : c’était le moment de découvrir ce qu’on oublie de voir sur le côté des routes, ici dans les Carrés de prairie, espaces d’accueil à la diversité, fragments scénographiés de Tiers-paysage. Ici se trouve notre rencontre : sur le terrain de friche, espace de liberté, carrés de nature devenus jardins, hissés au statut de trésors fragiles. Tel est l’objet de l’art : laisser voir la promesse cachée, réelle, banale, inattendue, donc subite et rare. 

Pierre assurément jardine. Du moins je vois dans ce travail le terreau expérimental
de celui qui ne cesse d’interroger le monde vivant. « Rien n’est sûr mais c’est une piste », c’est même sans doute la seule vers laquelle nous puissions nous engager avec un certain bonheur.

Gilles Clément
in Mécanique Magenta, Black Jack éditions, Paris, 2008



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