Natacha LESUEUR 

Texte d'Hubert Besacier, in plaquette Natacha Lesueur, Maison de la Culture de Bourges, 2007


CORPS EXQUIS
Corps délectable. Réminiscences picturales, mariage des arts corporel et culinaire... c'est ainsi qu'apparaissent d'abord les travaux de Natacha Lesueur.
Entre parure et agapes, dans la lignée des compositions d'Arcimboldo, des tableaux de Gustave Moreau et des jeunes corps féminins qui servent de tables à sushi pour quelques vieux sybarites japonais en goguette, célébration des nourritures terrestres, célébration du corps, festif, où s'accomplirait la fusion des plaisirs charnels.
(Juste retour des choses, ce sont sur des torses masculins que s'accompliront les libations pour une série de caissons lumineux faisant appel à la symbolique du vin : Torses 2005).
Associer corps et nourriture, c'est évidemment jouer de deux registres : celui du rapport intime que l'on entretient avec sa propre contingence, et celui du rapport de ce corps à autrui, dans le jeu des apparences, de l'attrait, de la séduction. Grâce à la complexité de ce double registre, le sujet reste maître du jeu. Le corps n'est pas livré, il s'assume, en pleine souveraineté. Grâce à l'anonymat de ces anatomies, de ces académies dont le visage est toujours dissimulé, l'artiste évite à la fois les écueils d'une autobiographie complaisante, d'une réification vulgaire, ou de toute équivoque voyeuriste. En confondant les domaines de la toilette et de la cuisine, la vitrine d'un magasin de mode ou d'un salon d'esthéticienne avec celle d'un traiteur en période de fêtes, Natacha Lesueur renoue, non sans détachement amusé, avec la tradition des vanités picturales.
Ecrivains, moralistes ou chroniqueurs ont maintes fois souligné l'aspect grotesque que peuvent avoir ces rituels de beauté qui associent les rondelles de concombre, la viande crue, et autres tartinages incongrus aux soins cosmétiques. Mais ici la sophistication de l'exécution évite que le parodique ne l'emporte.
Il en est des glissements visuels, comme des glissements linguistiques...chacune de ces images nous permet de savourer la proximité patente entre la dentelle et la fraise de veau, la mantille et la crépine, la mouche et le grain de caviar, le glaçage et le gloss.
Teint de lait, peau de pêche et chair de poule... C'est ainsi qu'imparablement la dame galante s'apparente à la galantine. On balance alors entre le charme des atours et les excès de la garniture.
Mais si quelque chose grince à la limite de la perfection, si la délectation n'est pas sans nuances, c'est que l'organique demeure et que le cannibalisme raffiné auquel pourrait tendre ce type d'association, est perturbé par la subsistance d'un réalisme inéluctable.
Car au fond, nul n'ignore ce que recouvre l'artifice décoratif. Le jeu de l'artiste consiste justement à laisser percer une certaine crudité prosaïque sous le vernis de la parure. Le travail photographique à la chambre n'épargne aucun détail de la pilosité, des irrégularités de la peau, des irritations, des boutons, des rougeurs.
Et comme nous savons malgré tout que la crépine est grasse, que l'humidité de la crevette est poisseuse, que le glacis de la gelée se défait au moindre écart de température, à l'avers de la délectation, se dissimule la répulsion en une association troublante.
La parure a un double effet de célébration, de mise en valeur du corps et d'écran entre le regard qu'il attire et sa nudité. Autant qu'elle le révèle, elle le protège.
C'est aussi dans ce sens qu'agit le marquage dans la série des "Pressions" (1994-1995) que Natacha Lesueur développe parallèlement à ses décors culinaires. Il s'agit cette fois de l'empreinte passagère que peuvent laisser incidemment la trame d'un tissu, les coutures d'un vêtement ou encore la forme d'un bijou sur la peau.
(Le vêtement joue un rôle paradoxal : c'est à la fois ce qui nous protège, ce qui nous isole du monde, et un corps étranger qui nous marque).
Expérience fortuite que l'artiste prolonge et perfectionne en s'appliquant à des endroits choisis du corps, pendant une durée déterminée, des motifs qui y imprimeront en creux un ornement naturel.
Si le procédé peut s'apparenter à ce qu' Annette Messager avait appelé, dans ses premiers travaux "les tortures volontaires" il n'y a plus ici aucune tonalité critique.
Il ne s'agit ni d'affronter les souffrances d'un rituel initiatique, qui conduit dans certaines civilisations à l'embellissement pérenne du corps, ni comme cela a pu se faire aux grandes heures de la performance, de mettre le corps à l'épreuve de ses limites. S'il y a bien meurtrissure, l'épreuve physique valorisée par la capacité du corps à s'infliger une certaine souffrance et à y résister n'est plus un enjeu.
Il ne s'agit pas non plus de stigmates qui témoigneraient d'aléas vitaux. Ce ne sont pas des cicatrices. Nous sommes dans le flux d'une vie et de ses sensations passagères.
On peut voir, dans le caractère éphémère de ces stigmates, la capacité du corps à retenir, à enregistrer, mais également à éliminer, à évacuer, à oublier.
A l'opposé d'une quelconque esthétique sacrificielle le décoratif et le ludique prévalent ...mais bien entendu, cette légèreté n'exclut pas toute arrière-pensée.
Avec les Pressions, on comprend que le contact avec le monde extérieur ne laisse pas intact.
Dans la série ultérieure des portraits noir et blanc des dormeurs, (2005 ), la trace des plumes qui marque les visages est équivoque. Caractéristique d'un contact trivial avec la réalité tangible : les plumes de l'oreiller, elle évoque également le monde onirique dans lequel le dormeur est plongé : les plumes de l'ange. Comme dans tout portrait de dormeur, nous surprenons un individu dans un temps où il s'est retranché du monde extérieur. Là encore, au moment même de son intrusion le motif vient faire obstacle à la brutalité d'un regard direct et le capte, non sans lui livrer une information très intime.
C'est à dire qu'il détourne le regard de la perception immédiate du visage vers une lecture intermédiaire qui le protège et qui prévient le regardeur d'une inconfortable situation de voyeur.
Quant à la photographie, ce n'est pas chez Natacha Lesueur un moyen d'enregistrer les traces d'une performance ou d'une action limitée dans le temps. Soigneusement préparée, exécutée à la chambre, aboutissant à des tirages qui respectent généralement la taille réelle du modèle, elle finalise l'activité de l'artiste.
Si le corps est présenté comme l'objet de toutes les expériences sensorielles, comme l'instrument par lequel on éprouve, c'est bien la photographie qui constitue le corps de l'oeuvre.
Mais c'est avec les Tests Optiques (1999-2001) que l'adéquation entre le corps comme médium et l'instrument photographique est idéalement accomplie.
La photo, support de l'oeuvre agit comme son objet : l'enregistrement par la surface exposée (la peau, la pellicule) des impressions du monde extérieur.
Les signes qui apparaissent sur le corps sont obtenus par sinapisme. (Réminiscence de l'enfance dont le corps se souvient ?)
Dans les tests optiques, la peau est une surface révélatrice (au sens photographique du terme). Le dessin, la lettre ou le signe n'apparaissent que de façon différée. Il faut environ 6 heures entre la pose du motif et le moment où il apparaît, à fleur de peau.
En associant la technique du sinapisme et celle de la photographie, on met en œuvre à la fois le photosensible et le thermosensible.
Avec l'apparition du signe, ces Tests Optiques, symptomatiques de l'ajustement du regard que l'on porte à l'œuvre, font de la peau le réceptacle d'une écriture qui ne raconte rien. Le pictogramme énigmatique, l'image qui se superpose à l'image, ouverte à toute interprétation, sont cependant fortement porteurs de sens.
Nous touchons là à l'un des énoncés fondamentaux de la psychanalyse :
Tout ce qui est psychique se développe en constante référence avec l'expérience corporelle. L'enveloppe corporelle joue le rôle actif de mise en contact du psychisme avec le monde extérieur et de recueil et de transmission de l'information (*)
La peau, organe double face, assure le contact de l'extérieur vers l'intérieur et le contact de l'intérieur vers l'extérieur.
Cette primordiale interface est au coeur même de la création artistique.
Le travail créateur ne consiste-t-il pas à mettre en contact ce que la psyché individuelle capte et interprète de sa situation au monde pour, passant l'écran de sa propre subjectivité, par le truchement de l'oeuvre, s'adresser, se donner à lire, se livrer au regard d'autrui ?

(*) cf. Didier Anzieu commentant Freud dans Le Moi Peau.




NOTES
C.F. les expériences sensorielles des années 70 (Dennis Oppenheim

Dennis Oppenheim : Reading position for second degre burn 1970 Jones Beach, NY, skin, book, solar energy. Duration of exposure : 5 hours

Two-Stage tranfer Drawing 1971Felt-tip markers, wall, human backs.

La similitude se limite à l'emploi de la peau comme matériau d'enregistrement et transmission du signe.

La question d'échange intergénérationnel qui était au cœur de la pièce d'Oppenheim : two stage transfer, révélée par les sous titres des deux positions (le père dessinant sur le dos du fils Returning to a past state, et le fils dessinant sur le dos du père : Advancing to a future state) n'a plus aucune résonance dans le travail de Natacha Lesueur.

Anzieu (le moi peau) p 107
L'enveloppe corporelle (n'est pas seulement un sac contenant, elle) joue le rôle actif de mise en contact du psychisme avec le monde extérieur et de recueil et de transmission de l'information (Anzieu commentant Freud)
Rosolato : le signifiant de démarcation et la communication non verbale in Art et fantasme. Paris. Champ-Vallon p 165-183
Sami-Ali 1969 Etude de l'image du corps dans l'urticaire Revue française de psychanalyse 33 N) 2 p 201-242
1984 Le visuel et le tactile : essai sur l'allergie et la psychose (Paris Dunod)
Rosolato essais sur le symbolique.
Trévoz : le corps peint. Skira.

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