Natacha LESUEUR 

Les caprices photographiques de Natacha Lesueur
Text de Elisabeth Chardon, les Temps, 2012


Les portraits de l’artiste française sont de fascinantes fictions. Le Mamco de Genève expose son travail et édite un ouvrage en parallèle
On pénètre dans les salles du quatrième étage du Mamco de Genève en suivant le regard mi-béat mi-intrigué d’une jeune fille qui porte une fontaine dans sa coiffure. Cette photographie de 2006 tirée en poster sert de prologue, ou d’invitation, à l’exposition de Natacha Lesueur. Depuis une quinzaine d’années, celle-ci organise des scènes, des portraits pour les photographier, selon le mode du caprice, qui désigne, en peinture, une scène ou un paysage fantaisiste, sorti de l’imagination de l’artiste. Natacha Lesueur, elle, utilise le corps humain, le végétal, l’alimentaire pour composer des photographies dont la séduction est vite rattrapée par le malaise qu’elles provoquent.
Un malaise doux parfois, comme les traces sur ces visages d’hommes endormis, photographiés en noir et blanc: sont-elles les fossiles de leurs rêves végétaux, les empreintes des draps ou des scarifications? Le malaise peut aussi devenir nauséeux devant ces rires de femmes qui dévoilent des dents vernies de rouge ou devant ces gros plans sur des bouches maquillées dont les dents sont des légumes secs: haricots blancs, verts, rouges ou tachetés.
La variété de ces séries assez récentes contextualisent le travail de l’artiste française et permettent de mieux apprécier le centre de l’exposition qui donne rendez-vous avec une chanteuse de samba brésilienne devenue star à Broadway dans les années 40. Carmen Miranda était connue pour ses robes à froufrous, ses tonnes de bijoux fantaisie et ses coiffures chargées de fleurs, fruits et autres plumes colorées. Autant de joyeuses excentricités dissimulaient un mal de vivre que la somptueuse noyait aussi dans diverses addictions. Ces deux dernières années, Natacha Lesueur a recréé le personnage avec l’aide d’une modèle.
De loin, de très loin parfois, cette Carmen Miranda resplendit. Mais la tristesse de son destin est vite palpable. Le débordement d’artifices y suffit, figeant le modèle, lui volant jusqu’à la couleur de ses yeux cachés derrière des lentilles bleu azur ou violet intense. Et puis il y a le travail du temps, qui fane les fleurs, sèche et moisit les fruits sur les chapeaux. Il y a aussi le côté empesé, le sourire trop grand, trop figé, le maquillage trop lourd, trop fatigué. Le travail de Natacha Lesueur reprend et stigmatise l’artificialité du personnage fabriqué de la «bomba brésilienne». Plus elle devenait une poupée, une fiction exotique, plus la vraie femme disparaissait sous l’artifice, frelatée par les regards autant que par l’alcool. Elle devenait aussi fausse que les décors dans lesquels on la faisait poser.
Pour évoquer la danseuse et comédienne, Natacha Lesueur a aussi franchi le pas de l’image en mouvement. Avec notamment un film qui tourne en boucle, comme la petite danseuse mécanique qu’on voit tourner sur elle-même sur les images. C’est bien sûr Carmen Miranda, au bout de ce processus mortifère. Cette femme-poupée est même affublée d’une troisième jambe, lourde prothèse apparente, incompatible avec la grâce d’une ballerine.
Mais Natacha Lesueur n’en oublie pas son propre modèle, dont elle laisse la personnalité émerger d’image en image, laissant voir, par exemple, son ventre de femme enceinte, bien loin du personnage de Carmen Miranda. Comme une force vive bienvenue.
Un livre, de Thierry Davila, presque un catalogue tant il donne magnifiquement place à l’image, est édité par le Mamco en parallèle à l’exposition.
Natacha Lesueur «Je suis née, etc.» Mamco, rue des Vieux-Grenadiers, Genève, jusqu’au 15 janvier 2012. www.mamco.ch

Fermer la fenêtre / Close window