Natacha LESUEUR 

Ne me touche pas, 2012


L’enjeu du travail photographique de Natacha Lesueur se confond, depuis ses tous premiers opus, avec l’exploration des corps et de leurs surfaces. De la peau elle-même (cet habit de la nature, accompagné de ses parures pileuses...) jusqu’aux costumes les plus baroques, les pelures qui enveloppent l’être physique font l’objet d’une exploration méthodique : l’artiste met en œuvre de multiples interventions sur une grande diversité de modèles dont elle réalise dans le même temps des images* (cette double action peut en partie expliquer que l’artiste ne se prenne jamais elle-même pour sujet, probablement en raison de la complexité qui consiste à transformer un corps et, au même moment, à observer objectivement ce qui se passe...). Par le caractère même de son projet, Natacha Lesueur est engagée dans une confrontation avec tout ce que le corps convoque de fantasmes, de désirs, d’attirances et de répulsions, de fascinations et de peurs. Aussi, la subjectivité (la sienne d’abord, puis celle du « regardeur » qu’est le spectateur...) est-elle comprise dans sa plus large et profonde acception. Pour Natacha Lesueur, l’être humain est un corps, avec tout ce que cela convoque d’idées et de sentiments forts, contradictoires. Mais, par la technique photographique orientée dans le sens d’une esthétisation revendiquée, l’artiste conserve le souci d’une visibilité universelle, non transgressive. L’habillage des corps – dont l’art serait alors comme une extension - est aussi fait pour les rendre accessibles, pour que se maintienne toujours la possibilité de leur rencontre objective, dans une juste distance (c’est-à-dire une distance qui ne soit pas davantage « puritaine » que l’approche des corps ne se doit d’être « obscène »).
Depuis 2009, l’artiste a engagé une collaboration avec un même modèle, une femme d’une quarantaine d’années, qui s’est trouvée enceinte au moment du travail. Avec elle, Natacha Lesueur a entrepris de revisiter la figure de Carmen Miranda, une actrice d’origine brésilienne dont Hollywood fit, dans les années 1940, le « prototype » d’un exotisme caricatural, à la mesure des desseins expansionnistes américains qui passaient toujours par la normalisation (au sens de « mise en normes ») de l’autre (en l’espèce, la femme sud-américaine, de couleur). En superposant ses propres fantasmagories costumières et scéniques aux imageries qu’a léguées la carrière cinématographique de cette actrice et chanteuse, Natacha Lesueur a réalisé l’une de ses séries d’images les plus audacieuses : la Femme - jusque dans sa fonction de mère - semble devoir apparaître au travers de toute la fanfreluche grotesque et absurde que les fonctions sociales les plus diverses ne cessent d’inventer, l’affublant de leurs désirs et idées baroques... Bien entendu, l’artiste est complice du forfait, puisque l’art lui-même est l’une de ces fonctions. Ce qui n’est pas un motif pour l’accabler : avec un sens suprême de la dérision et une jubilation qui ne doit pas occulter la précision de ses dispositifs, Natacha Lesueur parvient à radicalement « déconstruire » ces parures dont le corps vivant est recouvert. Carmen Miranda est celle qui doit de nouveau être regardée, mais avec l’œil de l’art, c’est-à-dire comme une abstraction, une icône – ou plus exactement une série d’icônes - née au milieu même de l’exagération « pourrie »... Au final, il ne s’agit plus de Carmen Miranda, mais de l’étonnement que procurent ces images, riches de sentiments et d’interrogations sur leur « être féminin » qu’une artiste et son modèle ont su faire naître par leur rencontre, et dont le spectateur est à son tour libre de disposer.

Emmanuel Latreille


* Il s’agit à peu près toujours d’images photographiques. Mais récemment, l’artiste a réalisé un grand dessin qui laisse penser que la mise à distance que permet l’appareil photographique n’est pas une condition sine qua non de son travail. Dans la même série consacrée à Carmen Miranda, on trouve aussi un film 35 mm : or, ce « super appareil photographique » lui donne l’occasion de montrer un sexe « ouvert » de femme, précisément d’une femme en train d’accoucher en dansant... Il en va comme si la plus grande distance permise par la technique favorisait en retour une approche plus libre de la surface du corps, jusqu’à viser son « intériorité » même.

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