Mohammed LAOULI 

« Maintenant je peux jouer sur le gazon des bouchers »

La notion de jeu, en soi, provient d’un ordre supérieur à celui du sérieux. Car le sérieux tend à exclure le jeu, tandis que le jeu peut fort bien englober le sérieux et s’élever jusqu’aux sommets de la beauté et de la sainteté, laissant ensuite le sérieux loin derrière lui.
Johan Huizinga, 1938

Dans la pratique artistique de Mohammed Laouli, où la vidéo, la performance et différents modes d’actions fugitives, se sont affirmées avec une précision stratégique, le quartier de Rabat-Salé occupe une place particulière. Lieu de vie et de travail de l’artiste, à proximité de ses plus proches, il symbolise la ferme volonté de répondre à son désir immédiat, ou la force ici et maintenant de saisir ce qui nous affecte en « premier » lieu. Avec la conscience engagée de ne pas refermer le lieu des origines sur lui-même et au contraire de l’ouvrir à toutes les puissances symboliques du je suis là donc je pense là. Le quartier rugueux, terreux et joyeusement désenchanté de Salé y apparaît ainsi comme la zone périphérique et périurbaine de Rabat, où la pauvreté n’est pas ce qu’on croit qu’elle est mais où la précarité des conditions de vie, elle, est bien ce qu’elle est. Pour peu, il apparaitrait comme une zone frontalière hors de la loi du temps du progrès et des investissements économiques réalisés de l’autre côté. Terrain de jeu de l’artiste et site de manifestation des subjectivités silencieuses, Salé semble représenter pour Mohammed Laouli la même Vitalité désespérée (1964) que le poète Pier Paolo Pasolini investissait dans son poème à travers les ruines modernes des banlieues romaines ; ruines qu’il percevait à la fois hors du temps (inventant ses propre lois) et symptôme extrême de la violence des rapports socio-économiques (subissant la loi du plus fort) ; des bas-fonds de la Rome postfasciste au portes délabrées du Rabat-Salé proto-capitaliste, le poète (ou l’artiste) assume la mission de renouer un lien vital avec les siens, y compris à travers les jeux les plus cruels, ou la vitalité la plus désespérée : « Je suis comme un chat brûlé vif, écrasé sous la roue d’un semiremorque, pendu par des ados à un figuier ».
Essoufflée mais souveraine, Salé apparaît avec ses propres lois de vivre-ensemble, son code de l’honneur, ses réseaux microéconomiques et aussi ses rêves anarchiques (comment rêvent ceux qui vivent entre la ville et la mer, entre un imaginaire fait de briques et un imaginaire fait d’horizons repoussés, ou même entre la Méditerranée et l’Atlantique ?) En définitive Salé incarne ici la figure de l’Utopie (travaillée par des écarts, des fragments d’espace, des lignes mouvantes) ou l’île des sans-privilèges. On pourrait encore oser dire, l’île des « déshérités » (de la Nation, du Pouvoir, de la Communauté) face à la capitale économique et politique du Maroc. Les « déshérités » de la Nation incarnent un ensemble de victimes du système politique et économique mais non sans connotation révolutionnaire ; y compris en lien direct dans nos esprits avec l’héritage encore partiellement incertain des soulèvements de 2009 dans les pays voisins comme la Lybie ou la Tunisie. Le déshérité est celui à qui on a repris une part de légitimité et qui la réclame donc presque par essence, et aussi celui par qui la contestation retrouve toute son effectivité dans la rue, entre le théâtre urbain et le coeur du peuple. Dès lors, Golf Project de Mohammed Laouli, et son invitation inaugurale aux habitants du quartier à venir jouer au golf de manière improvisée sur un tapis de gazon (probablement emprunté au boucher du coin), placé au milieu de nulle part, a tout d’une invitation subversive : jouer avec les accessoires du pouvoir, renverser l’ordre naturel. Ce à quoi la dimension aléatoire du jeu et de l’action, la multiplication spontanée des joueurs de tous âges autour du gazon, enfin le sentiment que le jeu – ou l’action – importe plus que le résultat, ne font qu’ajouter à la connotation politique de l’action. Pour nous réunir, jouons, et pour éviter tout rapport de classe ou de hiérarchie que la structure du jeu pourrait reproduire mécaniquement, jouons sans nous préoccuper des lois universelles. Nous sommes les perdants du rêve de la Nation unifiée et par la même nous n’aspirons pas plus à gagner qu’à perdre, du moment que nous partageons la terre et que nous comptons nos propres points. Il n’y a plus de « bon coup » à jouer, pas plus que de formule providentielle, alors multiplions les possibilités de jouer le jeu plutôt que de nous soumettre à la règle (la présentation du montage vidéo sur trois écrans, démultipliant encore davantage les gestes de nos golfeurs improvisés, n’accordant guère d’importance au début ou à la fin de chaque partie, pour mieux en célébrer la superposition, là encore ne fait qu’outrepasser les règles attendues).
Pour autant, ne sous-estimons pas le pouvoir du dispositif sur les subjectivités qu’il capte, tout en leur permettant de se manifester ; y compris en son minimum nécessaire : un rectangle de faux gazon, un club de golf que l’on se partage, une balle et un trou dans le tapis de gazon pour la recevoir. Oubliez le jardin à l’anglaise ou l’entrée des Rois avec son gazon rasé au millimètre et bienvenu dans la jungle urbaine pure et simple. Car même déplacé à Salé, ce dispositif minimum qui détourne un sport individualiste, d’origine bourgeoise et extrêmement réglementé dans un jeu collectif, improvisé et réinventant la Communauté, ne manque pas de récréer quelques micro-effets de pouvoir : la concentration ambitieuse du joueur avant le swing, les applaudissements qui suivent le beau geste… mais aussi les partitions et les tabous sociaux, les places occupées respectivement par les hommes et les femmes, les anciens et les plus jeunes, qui se lisent également au creux de la partie. Tout l’enjeu (derrière le jeu) devient la lisibilité des retournements ou des renversements politiques – à l’image de la trajectoire de chacune des balles percutées par le golfeur (ou le joueur de billard dans le cas de la vidéo Révolution). Aussi, par son dispositif d’une grande clarté, Mohammed Laouli agence les instruments d’un jeu colonialiste par excellence (le sport du gentleman) avec des modalités de jeu qui renvoient davantage aux traditions transméditerranéennes des fêtes villageoises ou citadines, mêlant le sacré au profane et le divertissement populaire à la communion sacrée.
Les positions d’auteur de la performance et d’acteurs de la performance semblent inversées. Est-ce que ce sont les golfeurs qui se trouvent pris dans le piège ludique de l’observation des comportements sociaux et des caractères ethnographiques, ou plutôt l’artiste qui est en quelque sorte dessaisi de ses propres intentions et attentes ? Lui qui, a priori, a simplement instauré une situation, à charge pour la réalité de se donner jour. On pourrait sans doute conclure, un peu trop vite, que l’artiste recourt à une stratégie de type relationnelle, si nous n’étions pas détournés de cette rhétorique pragmatiste et expérimentale, par des images proprement cinématographiques, y compris par bribes et réminiscences lointaines (du néo-réalisme italien, au documentaire social, en passant par la comédie burlesque…) Quel espace reste-t-il donc réellement entre l’attitude expérimentale (créer une situation et en observer les effets, avec en arrière-fond, une idée métaphysique de l’alliance entre la subjectivité du sujet et l’objectivité des faits) et l’autre attitude, plus frontale, consistant à exposer la lutte des classes (le golf en milieu déshérité) ? Non seulement elles ne sont pas strictement incompatibles, mais elles peuvent de plus mutuellement déboucher sur l’observation rêveuse. On arrive alors au point d’attention le plus intense que nous pouvons adopter sur la partie de golf, celui qui ne nous procure plus que de vagues impressions de corps en mouvement, s’agitant et s’affairant dans une suractivité absurde, sans but ni destination, mise à part la beauté du jeu sans finalité comptable et économique. Mais là encore nous sommes rattrapés par l’enjeu suprême de réinstaurer la subjectivité des acteurs, au détriment du système où il sont ironiquement appelés à participer. Cette subjectivité, au cas où nous l’aurions mise de côté, qui se rappelle donc à nous à travers cette phrase qui accompagne l’installation vidéo : « Maintenant je peux jouer sur le gazon des bouchers ».
Cette phrase continue de résonner à la vision d’une autre vidéo de Mohammed Laouli, intitulée Révolution, avec son plan fixe sur un autre tapis de jeu vert mais cette-fois un billard (dont la durée lapidaire est de 24 secondes, le temps de l’action proposée). Aussi bien le geste juste du joueur qui frappe la balle de billard, la concentration qu’il met dans la recherche de cette justesse, et la trajectoire limpide, par ricochets recherchés et prédisposés, de la balle blanche sur laquelle est écrit « révolution » en arabe, jusqu’à la chute de la balle dans le trou à l’autre bout de la table, provoquent l’image instantanée du coup sur l’échiquier – en contexte révolutionnaire donc. Le tapis vert (golf, billard ou désormais le poker des révolutions arabes) symbolise par conséquent, dans le système de signes mis en place ici, la nouvelle table des lois du possible. Il révèle la mythologie de l’événement plutôt que l’événement réel, avec le paradigme du jeu ou de la fonction ludique. Le tapis vert, fragment d’expérimentation de l’autonomie politique, fonctionne ainsi comme la boussole du libre arbitre, questionnant la place et les gestes du citoyen, ou ce qui en survit dans un processus d’autonomisation temporaire. Au-delà de ces considérations théoriques soulevées par le dispositif de l’action, on peut également distinguer très nettement une stratégie formelle et politique propre à l’artiste (et qui apparaît aussi bien dans Everything is Sacred, Le chien de l’usine, L’économe). Si Mohammed Laouli a pris l’habitude de capter notre attention par la forme courte ou la brève durée de la plupart de ses oeuvres vidéo, il faut y voir sans aucun doute la résurgence, par surprise, de la forme militante du ciné-tract. Pratiquée lors des révoltes de Mai 68, outil situationniste, journalistique ou encore poétique, le ciné-tract connut également une histoire à travers les mouvements plus larges de décolonisation ainsi que la mouvance tricontinentale. Le ciné-tract vise en résumé la condensation d’un geste-idée ou d’un message-action, quasiment jeté de l’esprit de son auteur pour interpeller le spectateur, via un minimum de moyens, mais via la médiation hétérogène et sans règle prédéfinie de sons, images, voix, écritures diverses, collages, documents et performances. Le ciné-tract est le produit d’une nécessité, une urgence, une exigence, toutes vécues à partir d’une situation réelle à laquelle la fiction ne peut, à la limite, qu’apporter un vernis de narrativité. Il incarne l’engagement de son auteur a remettre en « jeu » sa propre position, offrant à son destinataire les moyens physiques et intellectuels de demander « qui parle ? » et « à la place de qui ? ».

Morad Montazami

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