Jérémy LAFFON 

BBUNG


avant-propos
Selon Roger Caillois dans le livre Des jeux et des hommes, il existe six caractéristiques essentielles du jeu : la liberté, le cadre spatial et temporel, l’incertitude, l’improductivité, les règles, la fiction. Si le "travail" artistique de Jérémy Laffon substitue dans ses créations une éthique dérivative du jeu à une vérité de la science, à une morale de la sainteté, à une vulgaire tautologie de l'art. S'il s'approprie ces six composants, il produit paradoxalement des oeuvres car c'est l'artiste qui fait le jeu.


chlorophénylalaninoplastomecanostressrhéologoductilviridiscacosmographigum (de la famille de l'arbalétrier poracé), [Pièce montée 1]
Jérémy Laffon poursuit son exploration buissonnière de la plasticité du chewing-gum qu'il s'approprie jusqu'à épuiser les potentialités esthétiques du matériau. Cette construction-accumulation appartient au genre reconnu de la sculpture d'objets-marchandises. Il joue à travers elle les "sculptectes" et met en oeuvre les tablettes chlorophylles pour lutter contre la gravité dans tous les sens du terme. Cette pratique de "chewingtecture", à l'image de la matchitecture, requiert du temps de labeur, de l'énergie, de l'attention, une rigueur extravagante et un zèle de mise en forme baroque. Tout ici est une question d'équilibre et de chimère. L’ivresse procurée par la pulsion génésique se confronte avec la sévérité des faits d'un ouvrage de labeur. L'élévation de la charpente aux modules d'une radicale uniformité se confronte au corps proliférant de la sculpture dans une composition perpétuellement remise en question. Le détournement d'un objet de consommation équivoque ( indigeste, il résiste à sa consommation/destruction, ne nourrit pas mais coupe la faim) pour "mal élevé" se confronte à une pulsion primaire et structurante de création artistique (il nourrit une pratique singulière de l'Art). Le bricolage d'un délirant jeu de mécano se confronte à un acharnement à monter de l'utopie (héroïsme et inconscience). Sa forme d'exposition, mise en jeu sur la table, se confronte avec son inachèvement comme condition existentielle. Son ampleur ironique et absurde se confronte à sa fragilité, dans l'attente d'une chute comme pour une bonne histoire (et comme pour toute histoire "drôle" réussie, le drame n'est pas loin). La présence physique concrète de l’œuvre se confronte à ses représentations, à toutes les interprétations et tous les désirs de figuration. A mesure que l’œil circule émergent des bulles de sens de cette cryptostructure. Liste non exhaustive par désordre d'apparition :
1) maquette obscure d'un treillis modélisant : une architecture futuriste autoritaire et indécise, une construction déconstructiviste, un espace futurologique "autre", un monument bizarre dédié au Débarquement en Normandie, la ruine d'un rêve américain non concluant, un Monument à la Troisième Internationale (ou Tour Tatline) sauce HOLLYWOOD façon Laffon, un dessein de hors-lieu, une molécule foutraque de Slime, une forme mathématique de la théorie du chaos, un réseau-objet aux lois incongrues, une inexprimable nostalgie de l'enfance, un merveilleux rêve d'homme et de Western pour un ruminant, cosmologie du désastre et détour de Babel, l'ADN du jeu
2) etc.
3) une énigme casse-tête tragicomique sans réponse, être métahistorique échappant à la figuration, totem d'un athéisme du réel
4) un prototype d'une forme autonome de construction plastique, Vanité postmoderne en odorama (la "fraîcheur de vivre" qui vous prend à la gorge).
On l'aura compris : l’œuvre nous est généreusement donnée sans mode d'emploi et sans garantie. Il la faut découvrir au fur et à mesure, dans la perspective de ses limites formelles et conceptuelles, puis en y plongeant avec attention le nez et le regard. On découvrira alors dans cette structure suspendue, une forme décalée et fascinante qui offre une bien étrange séduction, confiserie dans son essence et Sublime dans son développement, car si, dans son rapport forme/matière, l'ordre finit par être écrasant, cette déconstruction, voire destruction, fait partie de sa fantaisie et de sa volonté d'inventer l'impossible.


Siffler en travaillant
"L'artiste demeure un enfant qui a perdu son innocence, sans pouvoir cependant se libérer de l'inconscient." (Louise Bourgeois) et pourtant, il s'en détache "à retrouver le sérieux que l'on met au jeu étant enfant (Nietzsche)". Le dessin, plus que toute autre pratique artistique nous rattache à la primauté de notre enfance. Aujourd'hui encore, les enfants du numérique dessinent. Les dessins pratiqués à la toupie seraient de cette "enfance de l'art", du dessin de cours d'école. Si l'enfant apparaît parfois en alter-ego de l'artiste, il faut comprendre qu'un artiste est un adulte qui joue à l'adulte qui joue à l'enfant. Il y a effectivement quelque chose de sensiblement commun dans la façon de retrouver de l'émerveillement devant un procédé aussi simple où le dessin improvise, toujours en mouvement jusqu'à la chute, et surgit sur une feuille de papier blanc, "une ligne active en mouvement qui bouge librement sans but. Un mouvement pour le plaisir." (Paul Klee).
Il suffit de regarder cette série pour comprendre qu'il est ici question de circonvolutions. Les dessins de cette série se font à la main. On retrouve le vocabulaire classique du dessin (traits, lignes, courbes, composition... ) et son crayonnage mais on fait face à une transgression des règles de formation académique. Il n'est pas ici un outil élémentaire mais un procédé principal d'expression. Il se fait ici sans modèle, résultat d'une gestuelle et d'un dispositif où il est question de naviguer aux instruments, le geste allégorique du crayon qui tourne en rond. Cette position néoromantique se confronte au jeu expérimental de l'originalité, à un protocole postminimaliste dans l'acte de dessiner et à une apparence qui nous fait immédiatement penser à de l'abstraction lyrique. Et qu'on ne se trompe pas sur le tropisme du pseudo-aléatoire, l'artiste nous interprète ici le double jeu de l'accidentel, car il est possible d'acquérir un réel savoir-faire, voire de la virtuosité par la pratique à la toupie. Le dessin reste "jeu de main" et plaisir. De quoi devenir un nouveau "Master Player".


Rumeur et Papillotes (en trois manches)
La manière, ce qui génère la forme, importe autant que la forme elle-même, message du message, médium du médium, le libre jeu de la création. Elle contient sa part de chance, où la notion de jeu intervient dans le sens mécanique positif où les choses ne s'ajustent pas parfaitement. Le mythe de l'accident, de la création "involontaire" ou "inconsciente", une Force à l’œuvre qui vient de "l'extérieur", retrouver une forme "d'innocence", les aléas du dessein dans le dessin. Dans de nombreux langages informatiques, la fonction "random" permet de programmer le hasard. On apprend aujourd'hui aussi à désapprendre dans les écoles d'art contemporaines.
Perdre le contrôle, c'est vouloir désacraliser l’œuvre, l'art et la manière et échapper au cliché de la virtuosité, c'est faire vœu de spontanéité, c'est aussi au delà de la praxis vouloir échapper à la théorie critique. Mettre en oeuvre le train pour peut-être mettre en oeuvre le déraillement (Virilio détourné). C'est jouer avec le feu.
Ce qui est fait littéralement dans ce triptyque de dessins issu d'une série de réalisations sur papier. On retrouve un autre alter-ego de Jérémy Laffon : le Ping Pong Master Player (PPMP), plus précisément un article de sa ligne de productions où il joue avec le feu dans une sorte de rituel à la fois objectif et délirant à fumer ses balles. Le protocole de mise en oeuvre relève dans l'esprit de la cuisine d'un apprenti-sorcier. Il consiste à placer sur une feuille de papier des papillotes constituée d'une balle de ping-pong enveloppée dans du papier d'aluminium. La balle caparaçonnée forme une tête ronde et le surplus d'aluminium sert à lui constituer une sorte de pied. Ces papillotes fumigènes sont ensuite placées sur le papier à dessin comme des pions sur un échiquier. Puis elles sont chauffées une à une avec une flamme laissant des traces de fumée de leur combustion. Certains pions tombent sous la pression de la chaleur emportant dans leur chute leurs voisins. Ces perturbations créatrices défont la grille et réservent des zones de blanc sur le papier. La règle est comme celle d'un jeu de quilles, seul ce qui tient debout est allumé.
Cette fois encore, l'artiste substitue à l'ordre cacadémique du dessin des règles précises et arbitraires, qu'il faut pourtant respecter scrupuleusement. A chaque nouveau dessin une nouvelle partie commence. Entrer dans le jeu signifie courir le risque des règles. Le dessin au final offre une image vaporeuse et mystérieuse qui ne donne lieu à aucun exercice de divination. Encore une fois une question de séduction, simplement laisser venir à soi une histoire d'énergie et de contemplation.


Dévoiler son jeu pour cacher son jeu
Face à ces étranges dessins, le spectateur dans leur seule réception se trouve distancé de la fabrication, loin de l'action. Il n'a affaire qu'au seul "happy end" de l’œuvre achevée. Peut-on imaginer sans le savoir le jeu de main ou le fumage des balles ? Les deux vidéos Alone in the studio et Symphony #2 semblent vouloir représenter cette part manquante du faire et du temps perdu, le moment privé de l'atelier. Une fois encore, Jérémy Laffon se joue de nous et nous offre une expérience "documentaire" toute autre que didactique sur la mythique "solitude de l'atelier".
Alone in the studio donne à voir un simulacre de vidéo-surveillance délirante où on voit l'artiste en apprenti sorcier défier les lois du réel. La création artistique n'est pas qu'une gymnastique intellectuelle, c'est aussi une performance contre-nature. Le spectateur devient un voyeur de l'intime magie où se dévoileraient les tours de l'artiste. Ce savoir et ce contrôle ne sont en réalité qu'illusion. Le "prestige" est intact.
Symphony #2 est un plan fixe sur un tableau d'outils de bricolage accrochés au mur. Les objets sont comme surpris dans leur oisiveté, à bringuebaler en cliquetant dans un courant d'air, chorégraphie visuelle et mécanique mettant en scène des acteurs de la création. Même quand ils sont au repos, ceux-ci font une oeuvre. L'artiste met son corps en retrait derrière une mise en scène abracadabrante. Une "main invisible" les met en oeuvre, différente de celle qui joue le rôle de l' "accident" dans les dessins (Siffler en travaillant, Rumeur et papillotes) en hors-champ avant le regard du spectateur, elle se produit ici tel un acteur principal dans une scène déguisé en effet spécial primitif. Une fois encore, la magie de l'atelier s'opère.


Little bang final
La pièce sans titre prolonge l'exposition dans la pyrotechnie avec d'autres balles que le ping-pong. La piste d'un enregistrement audio-numérique correspondant à l'onde sonore d'un tir armé (?), d’un éternuement (?), d’une explosion de ballon de baudruche (?), est ici transposée en douilles de calibre 22 offrant au regard la représentation d'une déflagration bien rangée. Il y a pourtant quelque chose de désarmant dans cette image lo-fi autoréférentielle et pourtant énigmatique si on n'en connaît pas le modèle : on tire un coup et cela fait tant de douilles ? La violence entre ainsi dans l'art décoratif en silence. Ou dans l’image de ce sous-bois où l’artiste s’enfonce afin d’aller y chercher sa matière première, l’image de ce stand de tir isolé, où son seul intermédiaire s’entraînant sous la pluie est seul vivant alentour… l’image d’une expérience et d’une projection au delà de l’œuvre.
Le mot de la fin sera donné en contrepoint par l’œuvre BBUNG, onomatopée coréenne signifiant le bruit d'une petite explosion ("pop") ou encore "bluff"... transcrite phonétiquement, écrite typographiquement dans une police en douilles.
Pourquoi le mot de la fin ? Car cet éclat de langage s'avère plus facile à retenir et prononcer que "chlorophénylalaninoplastomecanostressrhéologoductilviridiscacosmographigum".



Luc Jeand’heur, 2011

Fermer la fenêtre