Jérémy LAFFON 

Entre les lignes


La ligne. Dans ses sens multiples, fil ou trace, droite ou courbe, nœud ou connecteur, trajectoire ou réseau, elle tisse cette exposition. L’ambition est vaste, mettant en présence les recherches en cours et la ligne de fond suivie par un infatigable ouvrier de l’art dont la production prodigue, depuis le début des années 2000, est inversement proportionnelle à sa visibilité sur la scène française. Entre Limoges, ville d’origine de Jérémy Laffon, et l’espace chaotique de Marseille où il vit et travaille, les vidéos, volumes et peintures rassemblés, tracent un parcours.A la « ligne pressée » que Paul Klee compare à un voyage d’affaire, est préférée la « ligne active » allant selon sa propre temporalité, ouverte au hasard, aux rencontres, libre de ses mouvements.

Contenu social sédimenté

La ligne active, tracée par des gestes, des outils ou un crayon sur une feuille, épouse le terrain et les conditions de production. La sensibilité de Jérémy Laffon est imprégnée des lieux partagés avec d’autres artistes ou artisans, précédemment une annexe des Grands Moulins Storione et désormais l’usine Pillard, dans le nord de Marseille. Dans ce contexte s’est constituée Sans Titre (palettes 2010). Par son volume important et sa place centrale, l’installation s’impose comme un axe giratoire de l’exposition. Cet amoncellement de palettes de transport, jetées ou disposées en tas, comme abandonnées, est l’écho d’une industrie en reflux dont les espaces désaffectés sont réinvestis par les artistes. L’état de rebut, qui pourrait être un point final, est ici le point de départ d’un travail sur le travail, une réflexion agissant par dessous, à la manière des barrages habités des castors qu’on pourrait prendre pour des amoncellements de boue et de branches ; selon la pensée dialectique, c’est ainsi, comme une taupe, que chemine l’histoire. Des craquements sont perceptibles, un léger mouvement, une respiration provoquée par un compresseur dissimulé sous la structure. La précarité des artistes qui feront ensuite les choux gras des collectionneurs et des musées, constitue selon la formule d’Adorno, un « contenu social sédimenté », puissance critique incluse dans les matériaux et dans l’esprit de l’œuvre, distillant discrètement son souffle transformateur.
Dans ses diverses versions, Sculpture pour fuite d’eau (4) 2023, creuse poétiquement ce principe de précarité généralisée où l’artiste tourne délibérément le dos aux coûteuses technologies pour adopter, non sans ironie, une philosophie low-tech.Tirant parti des dysfonctionnements – ruissellement et canalisations qui fuient – Jérémy Laffon recrée in situ ces flux indésirables. Espace en perdition, l’exposition prend l’eau. Mais, comme on l’a vu, les situations critiques sont utilisées comme levier : l’effondrement potentiel du système révèlent d’autres affordances, des lignes de fuite, diraient Deleuze et Guattari.Au sommet d’une colonne de cartons d’emballage méticuleusement découpés en tranches, sont disposés des blocs de sel que l’eau dissout peu à peu, imprégnant la matière. Le processus est comparable à la formation des stalactites, du grec stalaktos, « qui coule goutte à goutte ». Des concrétions cristallines se forment sur les parois en suivant les fissures et les strates du carton, comparables aux diaclases rocheuses. La structure, peu à peu enveloppée par
les minéraux, délaisse son statut d’artefact pour rejoindre une autre temporalité, le long terme géologique où jouent les aléas et les lois physiques. Ce désir d’agencer une forme dépassant le cadre de l’activité humaine, s’incarne dans cette colonne totémique où l’intention artistique rejoint une parenté à la fois concrète et imaginaire avec les forces élémentaires, questionnant l’air de rien, ou presque, origine et devenir.

Borderline

Pointant les zones de turbulence où les choses flirtent avec les limites, la vidéo Borderline (2021) a été réalisée par Jérémy Laffon sur un axe routier proche de son atelier.Tout en se filmant avec son téléphone, l’artiste traîne dernière son vélo une longue feuille de palmier desséchée. Ce balai improvisé s’applique tant bien que mal à suivre les tracés imprimés sur le bitume, pointillés et lignes blanches. Puis oubliant la signalétique routière, il caresse un moment une faille avant d’aller et venir entre le trottoir et la voie rapide. Parfois, avec la vitesse, la feuille se soulève, lévite un moment. Le son mêle vent, bruits de voitures et souffle de l’enregistrement. Cette vidéo de 3 minutes 40 concentre une énergie disruptive, oscillation entre différents sens de circulation suscitant un flux chaotique de questions.Voler ou rouler ? Marcher ou traîner ? Avec ou sans moteur ? Dans les clous ou non ? Ordonné ou chaotique ? Artiste ou agent d’entretien ? Nature morte ou vivante ? Balai ou ballet ? Par une longue boucle dans l’histoire artistique, ce cheminement incertain nous ramène au début des année 1960 et à Violon to be dragged où Nam Jun Paik se ballade dans les rues de New-York en tirant un violon accrochéà une corde. Poésie et musique concrète, expérimentation et expressivité directe des matériaux passent par la rue, le mouvement et la destruction. La lost highway du boulevard de Plombières, 3ème arrondissement de Marseille, dérive du côté de San Antonio (Texas) où le 18 novembre 1999, Christian Marclay attache une guitare électrique derrière son pick-up : Guitar Drag, dit-il « possède de nombreuses couches de signification. Il fait allusion au rituel qui consiste à briser les guitares électriques dans les concerts de rock, il rappelle Fluxus et ses nombreuses destructions d’instruments. C’est aussi un road movie en rapport avec le paysage du Texas où il a été tourné, avec des références aux cow-boys et aux rodéos. Il s’agit de la violence en général et plus particulièrement du lynchage de James Byrd Jr. qui a été traîné jusqu’à la mort derrière un pickup-truck »

Tissage

« Si des points sont liés de manière continue, ils forment une ligne » écrit Alberti. Le peintre et théoricien de la perspective insiste aussi sur la finesse de ce « signe » pouvant se diviser dans la longueur et non dans la largeur. C’est cette finesse qui constitue sa spécificité graphique, son élégance, l’événement captivant de son déroulement et de ses entrelacs. Dans Cables Electicos, une vidéo réalisée au Mexique en 2022, toute l’attention est portée au sommet des pylônes, vers ces lignes dessinant une trame dans l’azur. Le parti pris du silence et l’absence de repères géographiques accentuent l’atmosphère méditative, comme si ces kilomètres de câbles, découpés par de long plans fixes, n’étaient suspendus à rien, déroulés sans nécessité, pour le plaisir des yeux. Ces formes restreintes, minimales, concentrent en même temps un foisonnant langage que Tim Ingold s’emploie à décoder. Dans Une brève histoire des lignes, l’anthropologue distingue deux types de lignes : la trace et le fil.A cette seconde catégorie appartiennent les câbles et aussi toutes sortes de fibres de fabrication humaine ou non comme les tiges, nervures des feuilles, racines, rhizomes, toiles d’araignée ou réseau veineux... Parfois linéaires, parfois enchevêtrés ou pendant comme des lianes, les Cables Electicos jouent de ce va et vient entre les droites normées et leurs escapades férales. Les lignes domestiquées, sous l’influence du hasard, du vent et du manque d’entretien, reviennent à l’état sauvage. Dans ce tissage complexe, l’étymologie du mot ligne ramène au latin linea, qui désigne originellement un fil de lin. De texere (tissage) dérive aussi les mots texte et tissu.A dérouler cette pelote sémantique, tout apparaît vertigineusement lié, relié, délié, jusqu’à cette paire de chaussure mystérieusement pendue à un méandre du réseau.

Martyres

La dernière série de travaux présentés – Mine de Martyres, 2023 - est une étonnante incursion dans la peinture. Sur des supports de
bois aux dimensions variables, les lignes-fils et leurs volutes ariennes font place à des lignes-traces, des entailles plus ou moins profondes que l’artiste colmate avec une pâte et un pigment industriel référent au code couleur des Bâtiments et Travaux Publics (BTP). Chaque « tableau » adopte l’une de ces couleurs acidulées. Une surface marquée de traits jaunes suggère ainsi des canalisations de gaz et d’hydrocarbures ; une autre, avec des tracés bleus, évoque des conduits d’eau potable ; orange, une troisième renvoie aux produits chimiques... Plutôt qu’une référence explicite, il s’agit de lignes de déterritorialisation, trajectoires intermédiaires entre la peinture
et l’urbanisme, l’abstraction picturale et les schémas techniques, la galerie d’art et les chantiers où se rencontrent habituellement ces combinaisons chromatiques. Entre peinture et BTP, une troisième strate de signification adhère au support lui-même. Ces planches de découpe, ayant appartenu à différents ateliers, portent les marques et les signes de leurs activités. Les lignes-traces remplies par la couleur, constituent un relevé topographique, mémoire des multiples passages d’outils et machines ayant rayé, entaillé, fragmenté, patiné ces surfaces. Familièrement appelées « martyres » par leurs utilisateurs, elles orientent aussi l’interprétation. Mis en exergue par le titre, ce terme intervient comme un élément dramaturgique : les planches de découpe sont identifiées à des scènes de supplices et présentent leurs stigmates.Avec un décalage préservant des discours doctrinaires, les martyres révèlent les blessures infligées aux matériaux par des techniques violentes. Par contraste, on peut penser aux usages développés en Inde par les jaïns dont les vêtements et objets usuels sont exempts de coupures ou perçages ; concevant des formes tressées ou moulées, quand ils n’optent pas pour un complet dénuement, les jaïns ne rompent aucune des lignes qui lient selon eux humain et non humain. Le processus de fabrication engage un rapport au monde.



Cyril Jarton



Topographie d’une planche de travail (Clin d’œil à Daniel Spoerri)

Cette planche de découpe extraite de Mine de Martyres, 2023, a été récupérée à l’usine Pillard de Marseille, auprès de l’association FAIRE. Elle a servi à de nombreuses activités de menuiserie et de coupe de métaux.
1 – Enchevêtrement : la concentration des lignes apporte une indication rythmique, scandant une répétition. C’est aussi l’inscription temporelle du travail effectué sur cette planche utilisée comme établi pendant près de 10 ans.
2 – Croisement angle droit : les lignes droites, traversant toute la longueur et la largeur du support, signent le règne de la technique. Selon Tim Ingold, l’Occident a progressivement changé le cours de la ligne, substituant la ligne droite (symbole de rationalité et de modernité) à la ligne voyageuse, où convergent le geste et à sa trace. Ces sillons matérialisent les traits de coupe de la scie circulaire, le trajet rectiligne de la machine.
3 – Surface striée : dérapage des outils et autres sorties de lame ponctuent la planche de traits accidentels.A la surface rectiligne - vision normée et organisée – se superposent ces segments anarchiques, traits sauvages qui viennent éclater et brouiller le plan comme des signes de végétations adventices. La couleur verte accentue cette impression.
4-5 – Perçage et ponctuation naturelle : diverses opérations de clouage ou de vissage parsèment la surface d’impacts.Après la coupe, le perçage est le second procédé technique récurent. Le surnom de martyre attribué à ces planches, témoigne de la violence des opérations de menuiserie que l’on peut opposer à la ponctuation naturelle du bois, traces des nœuds laissées par la croissance des branches où convergent de délicates rainures.

Fermer la fenêtre