Jérémy LAFFON 

Précisément bricolés


Le point de vue subjectif au cinéma consiste en la représentation du point de vue d'un personnage : la caméra est installée « littéralement » à la place du personnage. Des effets de distorsion dus à la focale adoptée ou des filtres peuvent parfois venir accentuer la représentation de la subjectivité du point de vue. Plutôt que de travailler sur cette subjectivité dramatique, plusieurs des vidéos de Jérémy Laffon sont le résultat d'un dispositif dans lequel la caméra n'est plus que le vecteur d'un point de vue approximatif - une sorte de radicalisation du point de vue subjectif. Ici, pas de personnage à l'écran, ou de manière très accidentelle. Dans Visite Guidée #1, (Alea), l'artiste emballe soigneusement une caméra dans laquelle il va shooter pendant une demi-heure, tout en déambulant dans les ruines d'une abbaye. Les choses et événements qui apparaissent dans le champ sont enregistrés, le point de vue au ras du sol et les mouvements assez indéterminés de la caméra ne laissant voir l'environnement que de manière limitée.

Dans une visite guidée, le plus souvent, un guide indexe des objets publiquement accessibles ou partageables en vue de les rendre intelligibles par un discours à une audience. Avec quelques adaptations, un film peut parfaitement remplir ce rôle. Simplement, pour cela, il faut que certains impératifs de la représentation filmique standard soient respectés : stabilité du cadre, focalisation sur des objets spécifiques, montage didactique, etc. Les « visites guidées » de Jérémy Laffon transgressent tous ces impératifs d'accessibilité, d'informativité ou d'intelligibilité.

On pourrait décrire ces visites comme des actions de performance destinées à l'enregistrement [1], celui-ci étant réalisé avec une « caméra embarquée » [2]. Selon les versions, l'artiste décide ou non de valoriser le dispositif technique qui permet à la caméra d'être déplacée. Ainsi dans Visite Guidée # 2.0 (ilinx), 2009, des plans en inserts dévoilent la canne à pêche et le moulinet qui permettent à la caméra de grimper le long des murailles de la cathédrale d'Albi.
Douglas Huebler, dans une Duration piece fameuse, s'impose de prendre dix photographies dans Central Park en tournant à chaque fois l'appareil dans la direction d'où surviendraient des chants d'oiseaux. L'oeuvre finale est composée des photographies réalisées et de l'énoncé des contraintes qui ont guidé leur réalisation. Dans les vidéos de Jérémy Laffon, les contraintes sont parfois données à comprendre par la pièce elle-même. Mais lorsque c'est le simple produit de la captation qui est favorisé (Visite Guidée # 2.1 (ilinx), 2009), on frôle des résultats dignes d'un certain cinéma expérimental historique. Loin de vouloir atteindre à une très hypothétique abstraction cinématographique ou vidéographique, le travail effectué ici n'est compréhensible que si l'on mobilise le cadre exploité par l'artiste, soit la visite guidée. Il serait sans doute assez hilarant de comparer ces oeuvres bricolées avec certains films de Stan Brakhage par exemple, tant les intentions artistiques divergent malgré quelques ressemblances formelles.

Jérémy Laffon veut jouer et opérer à petite échelle, avec des moyens réduits et précaires. Se contraindre, cela équivaut pour lui à réaliser la traversée de Pékin en faisant rebondir sans discontinuer une balle de ping- pong sur une raquette, et ce, à pied, en taxi, etc. Par tous les temps, sous les regards parfois questionneurs des passants (Ping Pong Master Player, 2007). Se contraindre, c'est encore réaliser des pompes en claquant des mains jusqu'à épuisement pour ne finalement conserver qu'une séquence de quelques secondes durant laquelle l'artiste semble applaudir, ou s'escrimer à rendre vraisemblable un déplacement en tapis volant (vidéos de la série Exercices, 2010, en cours [3]). Cette mise en scène de soi s'inscrit dans une exploitation du burlesque (de cabaret et de cinéma) par les arts contemporains. Vient s'y adjoindre la quasi-tradition du film d'atelier [4] – il suffirait de citer les films de Bruce Nauman. Comme ce dernier, Jérémy Laffon réalise des séries de gestes simples voire répétitifs ou épuisants devant la caméra. Il fait éclater des pastèques (Suicide d'une pastèque, 2010, travail en cours) ou enregistre les effets du vent sur les outils accrochés au mur de son atelier (Mur d'outils [Symphony #2], 2010).
Les situations mises en place par l'artiste sont souvent propices à tester ses limites : il décide d'une action et la réalise sans nécessairement posséder toutes les qualités requises pour l'effectuer, à la manière d'un « amateur ».
Dans Bilan de compétences, une vidéo composée de trois séquences, l'artiste truque l'enregistrement de ses actions, pour nous donner à voir des résultats physiquement irréalisables : on le voit entre autre jeter en l'air une lourde pierre qui, par des effets de cut volontairement surjoués, semble se stabiliser dans les airs. Ailleurs, c'est un carton qui subit le même sort, ou le corps de l'artiste saisi au moment où, s'étant arraché du sol, il semble flotter dans les airs... Par un montage serré, Jérémy Laffon contracte toute une série d'actions en un résultat qui semble avoir été obtenu grâce à la technique image par image. Celle-ci, fréquente dans le cinéma d'animation, consiste à photographier au coup par coup des objets que l'on déplace entre chaque prise, en vue de réussir à donner une impression de mouvement. Toutes les actions intermédiaires sont exclues du champ de la représentation. L'artiste fait l'amateur et l'amateur regarde l'artiste avec une certaine distance [5]. Loin de fétichiser le processus artistique, Jérémy Laffon rend au contraire accessible la dimension précisément bricolée de son travail, mais sans jamais renoncer à produire des objets.

Les Rythmes cardio-moteurs (2006) permettent de revenir sur la fonction de la performance dans le travail de Jérémy Laffon [6]. Lors d'un voyage en Chine, l'artiste achète plusieurs carnets, et, à l'occasion d'un déplacement en pousse-pousse, il entreprend de tracer des lignes au crayon sur les pages du carnet grand ouvert. La forme de la ligne se trouve déterminée par les secousses du véhicule. L'action est répétée à plusieurs reprises. Elle donne lieu à une vidéo dans laquelle on le voit réaliser cette ligne, en situation. De plus, les carnets sont transformés en objets autonomes et exposables. En somme, la performance fait explicitement partie du processus de construction des pièces et celles-ci rendent compte de cette performance. Mais elles ne se restreignent pas à une fonction simplement documentaire : elles ne jouent pas le rôle de « traces ».
De leur côté, les carnets, à moins de vouloir en fournir une lecture strictement empiriste, ne fonctionnent que si l'on peut mobiliser des informations sur leur contexte et les modalités de leur production. Bien entendu, il ne faut absolument pas relativiser les situations performées : elles ne sont jamais simples, et leur réalisation est importante. Mais l'oeuvre se joue moins dans le moment de la performance, que dans la captation de celles-ci et dans la possibilité pour certains objets produits à cette occasion de devenir autonomes. On pourrait presque classer les pièces de Productivity, Run Away ! (2009) dans cette dernière catégorie : des blocs de savon, mis sous un robinet, sont sculptés par une goutte d'eau qui progressivement les déforme. Une décision met fin au processus. Mais c'est l'objet au final qui subsiste, éclairé par le récit de sa production.
Du corpus de Jérémy Laffon, on pourrait encore retenir tout un ensemble de dessins réalisés au pastel gras sur des feuilles d'annuaire téléphonique, et ponctués de mots ou d'énoncés (Petit glossaire d'images mentales), ou les interventions in situ et a minima réalisées à Albi lors d'une résidence, (Funky Juice, 2009) [7]. On pourrait explorer aussi la manière dont le ping-pong et son iconographie se disséminent dans la série De main en main [8] : l'artiste surajoute discrètement une raquette et/ou une/des balles de ping-pong dans des « peintures » achetées sur le marché aux puces. Tout y passe : scène maritime ; une bergère bretonne qui mène paître ses moutons ; groupe mythologique ; scène domestique... Ces travaux pourraient être rapprochés, par certains aspects, du travail de Julius Koller.
Bien que se réclamant du paradigme du bricolage, la particularité et la complexité de la pratique de Jérémy Laffon semblent se loger avant tout dans le passage de l'action à la chose : plutôt un point de vue sur la performance, alors.

Nicolas Fourgeaud
in catalogue ZE#1 Zone d'expérimentation, édition Astérides 2010


[1] Ce qui en fait une oeuvre autonome, indépendante du here and now du moment performantiel.
[2] Dans les trois « visites guidées », la caméra est accrochée à trois ballons fixés au fil d'une canne à pêche.
[3] Cette série compte une dizaine de vidéos, chacune étant diffusée sur un écran autonome. Après montage, les actions réalisées par l'artiste ne durent plus que quelques secondes.
[4] Le film d'atelier est lui aussi, entre autre, le produit d'une action performantielle destinée à être fixée sur un support.
[5] Nauman portait déjà un regard assez ironique sur l'artiste au travail dans ses films d'atelier.
[6] Bien que certaines performances comme Bureau de change, l'artisan monnayeur (2005) ne trouvent qu'une seule occurrence et ne soit documentées que par des photographies.
[7] Des traces de peinture orange dans des flaques se trouvant sur le chemin d'une école. Résidence au centre d'art Le LAIT, 2009.
[8] En collaboration avec J. Setton
[9] Julius Koller, artiste né en Slovénie (1939-2007). La raquette de ping-pong est un élément récurrent dans son travail (voir le cycle «U.F.O»). Les contextes politiques des deux artistes sont évidemment largement différents.

Fermer la fenêtre