Chourouk HRIECH 

Libre comme un oiseau
Extrait d’une interview de Chourouk Hriech avec Jérôme Sans, Novembre 2020

JS : Comment définissez-vous votre travail ? 
CH :
Je définirais mon travail comme le ou les lieux de tous les possibles. Une recherche permanente et inassouvissable de création d’espaces et de formes qui soient des ailleurs nés de nos réalités. Je ne sais pas si je cherche une viabilité à ces lieux imaginaires que j’essaie de mettre en œuvre, en revanche je sais que cela ne m’intéresse pas de convoquer un imaginaire qui serait lié à un inconscient (même si au fond nul n’y échappe), ou à des pulsions, mais au contraire je cherche à révéler une logique propre aux images proposées, invitées, retranscrites ou remaniées par le dessin, la vidéo, l’installation, la sculpture … Qu’importe le médium, l’essentiel est pour moi de nous immerger dans une forme de réel subjectif et poétique qui resterait cependant construit et cohérent, en lien avec les histoires auxquels il se rapportent. Un travail fait de croisements, de mélanges ou de coexistences de formes, de cultures, d’époques mais toujours en prise avec le réel. Un peu comme des fables grandeur nature et praticables …  
 
JS : Comment le dessin est-il devenu votre médium de prédilection ? 
CH :
Le dessin s’est installé dans ma vie il y a longtemps. En CE1 j’ai remporté un prix de dessin dont le lot était des bottes et une canne à pêche que mon oncle a emportée avec lui au Maroc. J’ai envie de dire que la ligne était lancée … Il est au fil des années devenus un compagnon. 
 
JS : Que représente le dessin pour vous ?  
CH 
: Il est avant toute chose une écriture « autre », une écriture qui n’appartient à aucun registre d’écriture construite autrement que par la main et la pensée que celle ou celui qui l’utilise. Il est cette écriture aux formes infinies, intime à l’humanité depuis le début de son évolution. Il est ce lieu où l’on ne ment pas, ce lieu qui naît au fur et à mesure qu’on le pratique. Le dessin est une forme de pratique de l’espace à l’échelle de ses mains. 
 
JS : Votre travail explore toutes les possibilités offertes par le dessin que vous déployez jusque dans l’espace pour déployer des environnements. De quelle façon abordez-vous l’espace ?  
CH :
L’espace ou plutôt les espaces obéissent à mon sens à un ensemble de données physiques, géométriques, matérielles mais pas que … Ils sont également régis, façonnés par des constructions, des codes de la vie sociale et culturelle, ou tout simplement par la nature.  
Les espaces sont les endroits où toute chose se projette et prend vie, ce sont les piliers de nos existences, des territoires qui nous reçoivent et que nous traversons. Pour moi il n’y a jamais d’espaces ingrats ou privilégiés, il y a juste des espaces concrets avec lesquels il ne tient qu’à nous de nous accorder ou non. J’aborde l’espace en l’écoutant, en le pratiquant, en le ressentant. Et quand lui et moi nous écoutons et bien il me répond. Et dans cette espèce de dialogue qui s’offre à moi j’essaie de trouver le point ou les points de possibilités d’ouvertures, de cheminements, de mises en routes vers d’autres espaces nouveaux. J’aborde l’espace comme un voyage… 
 
JS : Vous juxtaposez parfois vos dessins encadrés sur les dessins que vous réalisez directement sur les murs, créant des changements d’échelle et de points de vue, comme de nouvelles fenêtres ou accidents dans le paysage. Comment articulez-vous ces deux échelles du dessin que vous mixez ? 
CH :
En effet chaque élément du dessin mural ou encadré s’articule avec l’espace et en fonction du récit de la situation dans laquelle il se retrouve. Il y a tout d’abord une articulation qui s’opère par des intuitions formelles et spatiales, puis un équilibre s’opère avec l’architecture et les éléments propre aux lieux investis le temps de l’exposition, ou pour une durée plus pérenne dans le cadre d’une commande par exemple. Lorsque je suis face à des éléments tels des fenêtres, des piliers, des encadrements, des radiateurs … je fais en sorte de les absorber ou révéler dans la composition même de l’ensemble afin que tout ne devienne plus qu’une « re-déssination » pour ne pas dire « re-désignation » du lieu. Cela nourrit notre geste du regard et par là même notre appréhension de ce que nous connaissions, pensions voir ou trouver. C’est comme si nous rencontrions l’espace comme un oiseau, avec des zooms sur des choses, et des mises à distance avec d’autres. 

JS : Des paysages en mutation, des architectures réelles ou mentales puisant à travers un large répertoire d’époques et de styles différents, peuplent vos dessins. D’où vous vient cet intérêt marqué pour l’architecture et l’observation du monde vivant ?  
CH :
Je suis née en 1977, j’ai grandi dans une campagne de plaines, de bocages, d’étangs et de forêts. J’ai eu la chance d’avoir eu de nombreuses classes vertes. J’ai vu le monde agricole changer considérablement, et les oiseaux partir puis revenir régulièrement. Il y a aussi ces allers retours l’été avec le Maroc, la maison de mes grands-parents était en cours de construction dans le Guéliz de Marrakech alors en pleine mutation. Plus loin j’ai vu la palmeraie se «dépalmer ». Lorsque nous traversions l’Espagne, en partant de mon village de Bresse à Algésiras, le paysage se métamorphosait jusqu’à la traversée. Et moi je regardais tout cela avec mes yeux d’enfants comme un road-movie incroyable, essayant d’une année à l’autre de déceler par la fenêtre de la Renault 12 ce qui avait changé et ce que je reconnaissais. Tous ces états de contemplation et de nomadisme, qui m’ont été offerts de mon enfance à mon adolescence, m’ont permis d’appréhender l’espace urbain dans lequel j’ai évolué ensuite avec un attachement profond pour la nature, et une attention toute particulière dans sa relation à la ville et aux paysages en mutation.  
 
JS : Vos dessins s’organisent souvent autour d’espaces urbains dont les formes s’imbriquent les unes dans les autres, créant parfois le sentiment de villes dystopiques. Quel est votre rapport à la ville ? Comment envisagez-vous son emprise ou son incidence sur l’humain ? 
CH :
En effet, j’ai un intérêt certain pour la ville et pour toutes ses possibilités de tailles, d’échelles et des relations qui s’installent entre elle, les hommes et l’organisation de la « cité ». Je pense que l’homme est responsable de toutes incidences qu’ils enclenchent par ses constructions. Ce qui m’intéresse est d’observer comment nous envisageons et habitons l’espace, et comment d’autres l’ont fait avant nous. J’adore visiter les villes. Les dialogues singuliers qui émergent entre des vestiges, des traces sur les murs, des décisions de planter ou de couper ici et là des arbres. La ville est pour moi une source de témoignages intarissables de ce que l’homme décide pour son monde et de l’empreinte qu’il y laisse. Ces empreintes prennent des formes soumises aux aléas, à la météo, et à notre regard qui décidera ou non de les convoquer dans un texte, une photo, une œuvre afin de les tirer de les ramener à la vue et à la réflexion de tous. Redonner la vie, le temps d’un dessin, d’une sculpture, d’une image…Et, il y a aussi tout ce que les humains ou la nature peuvent faire dans les lieux abandonnés. S’immiscer dans les interstices de ce qui devient des non-lieux, des rebus, des zones inexploitées, ou inexploitables. 
Les villes sont fascinantes pour le potentiel de projection de désir de conquête de l’homme moderne, qui voyait en elle un modèle d’avancée sociale et technologique, durant tout le 20ème siècle, ou loin du monde sauvage au 19ème. Aujourd’hui, à force de maux et de déshumanisation engendrés par l’urbanisation sauvage et irraisonnée, à force de destruction des espaces naturels nécessaire à la survie de notre planète entière, à force de tant d’erreurs flagrantes, et bien certains endroits du monde changent et donnent naissance à certaines utopies en effet. Pour ma part, les mondes urbains ou paysagers, que je dépeins, se situent en effet plus dans un champ dystopiques où l’imaginaire se nourrit d’un réel réorganisé sur des éléments emprunts à ce qui existe ou a déjà eu lieu. Mon travail serait alors une espèce de tableau de bord de tous ces évènements mis en dialogue dans un même espace, une même temporalité. Il serait un peu une synthèse subjective de ce que le monde et les hommes ont fait sur la route que j’ai arpenté à un moment donné. 

JS : La notion de paysage, qu’il soit fictif, urbain ou naturel traverse l’ensemble de votre œuvre. Pourquoi revient-elle ainsi de manière obsessionnelle ? 
CH :
Le paysage est cet espace que nous investissons, habitons, modélisons, et traversons. Il est ce lieu de projections de nos désirs, de nos angoisses, de nos pensées tout en étant également le lieu de leur matérialisation. Le paysage signifie à la fois les choses de l’environnement et la représentation de ces choses. Et là-dedans, il y a en premier lieu le paysage grandeur nature et en second lieu le paysage comme une image, soit la représentation d’une chose absente… Peut-être qu’au fond je suis toujours marquée par tout un tas « d’absences » qui ont laissé des espaces vides dans ma vie et que je recrée ou redessine dans une restitution des expériences que je traverse et qui me traversent. Il y a par ailleurs tout un tas de manières de dire « paysage » dans d’autres langues. Alors qu’en français il n’y a que le mot « paysage » qui permet de définir l’espace réel et l’espace représenté. Et, de ce fait, comme l’explique très bien Augustin Berques dans « Les raisons du paysage » cela donne lieu à une caractère magique dans lequel « la représentation vaut la présence », je pense me situer là, dans cette approche et dans ce désir. J’ai pour habitude de dire que le dessin est magique et qu’avec lui on peut tout faire. 
 
JS : Dans ces espaces urbains, apparaissent de manière anachronique des animaux, des chimères, des plantes… Est-ce un manifeste d’une nécessité d’une ville plus verte qui dialogue davantage avec le vivant ? 
CH :
Je ne pense pas que ce soit une forme de manifeste pour une ville plus verte. J’utilise souvent ces figures du vivant, car je les ai vraiment rencontrées sous une forme réelle ou imagée. Les oiseaux ont un statut à part dans cette écriture, ils sont comme les âmes, les voyageurs et les garants du paysage représenté, ils n’ont nul autre rôle que celui d’être les oiseaux qu’ils sont. Quand un animal ou une chimère malgré ce côté qui pourrait les faire apparaître comme symboliques, et bien ce n’est pas le cas, souvent s'il y a un chat, chien, ou un hippocampe ou un centaure cela se rapporte au fait qu’une de ces bêtes ou leur représentation ont réellement croisé ma route. En ce qui concerne les plantes ce sont souvent des transitions dans les compositions, des zones libres réalisées par une ligne ou un geste plus relâché, arrondi, une ligne quasi dansée de la tête aux mains puis au support.  
 
JS : D’ailleurs, dans votre projet pour DrawingLab, vous explorez la figure de l’oiseau comme un indicateur de la crise écologique, à travers le prisme des migrations et de la disparition de certaines espèces notamment dans l’espace urbain. Pouvez-vous éclairer l’ambition du projet « Je vois un oiseau » qui questionne l’une des thématiques les plus brûlantes à l’heure actuelle, l’écologie ? 
CH :
En effet « Je vois un oiseau » est en écho ou en relation directe avec les drames qui se nouent dans les cieux, les forêts, les plaines, marécages, étangs … tous les habitats des oiseaux à travers le monde … Ce n’est qu’un tout petit projet, minuscule, face à l’ampleur de la catastrophe … mais en réalité la catastrophe est partout dans le monde de nos frères et sœurs du vivant. L’oiseau est l’être du monde animal qui me semble être le plus proche de ma problématique de la ligne, de la trajectoire, de la pratique du monde et du paysage sous un ensemble d’angles et de point de vue infinis, de ce que nous voyons, ou pas, ou de ce que nous pensons voir. C’est comme si son histoire témoignait aujourd’hui plus largement de notre propre rapport à notre environnement …  
Car comme toutes bêtes du monde animal, l’oiseau est un être libre, si l’on ne tient pas compte de ses instincts et habitudes migratoires, de reproductions ou autres… Il est libre et traqué, il pratique la terre et le ciel, il est en relation directe avec les arbres, les insectes, le pollen, il est un acteur majeur de l’équilibre d’une multitude d’écosystème, et comme tous les animaux il pratique la cachette. J.C. Bailly écrit dans « Le parti pris des animaux » cette remarque merveilleuse : « (…) Le visible recèle le caché, ils sont inséparables et l’un est la condition de l’autre. (…) Vivre en effet, c’est pour chaque animal traverser le visible en se cachant (…) ». 
Dans ce projet j’aimerais créer un environnement dans lequel les oiseaux deviendraient les guides d’un territoire redessiné, sans frontière, un territoire immersif qui fasse écho à la notion du visible selon JC Bailly, sans pour autant l’illustrer « Le visible n’est pas une image, il ne fonctionne pas comme une image. Il n’est pas ce qui est devant nous, mais ce qui nous entoure, nous précède et nous suit. » J’aimerai créer une expérience du visible par la pratique de l’espace nommé « Je vois un oiseau », certes redessiné et habité d’images mais qui demeure un espace à vivre, à penser, un espace qui réveille les sens, la mémoire. Et qui redonnerai vit aux oiseaux et aux paysages en nous redonnant vie à nous même aussi un peu … au cas où certain.e.s endormi.e.s passeraient par-là (rires). Enfin pour moi la mort des oiseaux c’est la mort de l’humanité. 

JS : De quelle manière la figure de l’oiseau est-elle apparue dans votre travail ?  
CH :
Ma toute première représentation d’une figure d’oiseau était un dessin : un fil avec 7 hirondelles dessinées dessus en ombres chinoises. J’avais 7 ou 8 ans je ne sais plus. Puis ado, je dessinais des cygnes au pastel sur un lac aux couleurs automnales pour me faire un peu d’argent de poche. Je les vendais à nos voisins des HLM de campagne. L’oiseau est une figure qui m’a toujours été très familière que ce soit en image ou en réalité, car ma maman a toujours eu des oiseaux à la maison, colombes, canaries, mandarins perruches en tous genres et parfois tous en même temps. De plus mon village d’enfance se situe à 40 km du Parc des oiseaux de Villars le Dombes, un des plus grands parcs ornithologiques d’Europe. Donc cette figure m’a toujours accompagnée en dessins ou en photos. Et je l’ai toujours laissé apparaître dans mon travail. Cependant, auparavant mon histoire avec cette figure naissait toujours spontanément, aujourd’hui, il est vrai que depuis 10 ans elle devient quasi omniprésente, dans les sculptures, dans les céramiques, les dessins ou à travers la photographie. Peut être simplement car j’ai compris tardivement la relation qu’elle et mon travail pouvait entretenir ?  

JS : Pensez-vous que l’art ait un rôle à jouer dans la crise écologique actuelle ?  
CH :
L’art est fait par des hommes et des femmes qui ont en effet un rôle à jouer par leurs habitudes, leurs choix politiques ou sensibles tout au long de leur vie. Quelque part l’art est justement un des lieux du sensible. Et différentes thèses aujourd’hui décrivent la crise écologique comme étant « une crise de la sensibilité » dans nos sociétés. Ce à quoi j’adhère totalement. Les œuvres démonstratives ou vindicatives, donneuses de leçon sont souvent des œuvres dont l’élaboration contredit totalement les principes qu’elles défendraient. Ce n’est pas écologique d’utiliser : du papier, des appareils numériques, des encres ou de la peinture … donc il faut remettre certains enjeux au centre de cette question. Il s’agit donc de trouver et d’actionner les leviers de la création qui permettraient à chacun.e de se réconcilier avec les notions de « prises de conscience », « engagement », sans être dans une forme de culpabilisation des individus qui, impuissants, se détourneraient des questions soulevées par cette crise sans précédent. Je pense que l’art peut réveiller ces rêves de paix et d’équilibres enfouis en nous parfois depuis si longtemps, … et arriver à se dire à nouveau « et si c’était possible ? » ou mieux encore « mais bien sûre que c’est possible car je le désire plus que tout et je mettrai tout en œuvre pour donner naissance à cette utopie, ce nouveau monde … ». Car en somme il ne s’agit ni plus de ni moins que de reconstruire notre rapport à la nature et au vivant. Et à travers l’art nous pouvons en comprendre, recevoir ou saisir de nouvelles représentations ou symboles soit des nouvelles bases de dialogue et de considération, avec et pour la question. 
 
JS : Vous dites vouloir créer « un milieu pour le dessin ». Considérez-vous que le dessin s’apparente aussi à un écosystème ? Pourquoi la notion de milieu est-elle importante ici ? 
CH :
Le dessin un écosystème oui en quelque sorte, car il correspond à une pratique extrêmement riche et organisée entre différents acteurs tels que le regard, la pensée, le geste, le corps, les outils, les supports, les enjeux esthétiques, de sens, … en cela le dessin est un monde dans le monde de la représentation. Et « le milieu » que je lui créée, correspond à cet espace dans lequel je place un ensemble de facteurs « plastiques » qui permettront de donner une autre approche aux œuvres coexistentes, de les faire dialoguer, de les rapprocher, et souvent qu’elles soient en interaction avec le bâti qu’elles investissent. Ce n’est pas une pièce unique qui occuperait le lieu mais tout le monde dans lequel elle est née, dans lequel elle vit, soit avec tout ce qui en découle ou tout ce qui s’y rapporte, ces compagnes, les murs, le sol, l’architecture et le paysage. Car souvent aussi j’essaie de convoquer l’extérieur dans l’exposition par des rappels de formes, de figures ou de lignes. Car cela aussi est important pour moi de penser l’espace comme un tout et non pas comme un dedans et un dehors, car le monde n’est pas extérieur à nous, il est en nous, avec nous.

JS : De même, vous définissez souvent vos dessins comme des « images expériences » ? Pouvez-vous définir cette notion liée aux statuts du dessin et de l’image dans votre travail ?
CH :
Tout d’abord ce que je trouve intéressant dans le mot « image » c’est qu’il est comme le mot « paysage ». C’est-à-dire qu’il a se rapporte à la nature comme à l’artificielle, au tangible comme au métaphorique … en lui réside différents états et différents angles d’approche.  
Dans ces « images expériences » dans lesquelles et par lesquelles le réel est convoqué nous y découvrons la représentation des lieux, des symboles du vivant et de son immédiateté.  
Elles auraient évidemment à voir avec le dessin qui n’est qu’une projection de la pensée, comme les images peintes ou dessinées depuis des millénaires qui ne sont « … que les restes de ce que les Hommes ont espéré, vu, désiré et voulu nous laisser » (JC Bailly ). 
Les images expériences déclencheraient une forme de pensée qui se construirait au fur et à mesure d’associations et de mises en liaisons des différents éléments vus dans l’exposition.  
En gros nous ne serions plus passifs mais réceptifs à ce que les images nous disent ou nous montrent, et comment elles interagissent entre elles, nous et l’espace.  
Faire la rencontre des images expériences s’est tout simplement faire l’expérience de l’écoute et de prendre une route pour voyager dans ce que notre esprit refonderait à partir de ce qui s’offre à nous. 
 
JS : Pourquoi avez-vous fait le choix de réaliser vos œuvres presque exclusivement en noir et blanc ? Que représentent pour vous ces deux couleurs ? 
CH :
Le noir et le blanc se sont imposés tout d'abord naturellement car les outils du dessin et l'encre de chine étaient noirs et mon support blanc.  
Puis les années passants, j'aimais assez cette monochromie, paisible et dynamique à la fois, qui restituait au mieux le récit, réaliste et graphique de l'ensemble de mes travaux. Le dessin est pour moi le frère aîné de l'écriture.  
Ensuite je me suis aperçue, que l'ensemble de ce que je dessinais correspondait à des évènements, objets ou lieux vécus et traversés. Le dessin à avoir avec la mémoire.  
Et un jour je me suis rendue compte que ma mémoire étant en "noir et blanc".  
Toutes les photos de ma famille marocaine, qui m'ont accompagnées toutes mon enfance, en France, étaient des photos en noir et blanc, dans un monde en couleur année 80.  
Par ailleurs j’adore les films en noir et blanc, le cinéma égyptien des années 50 avec toutes ces scénographies incroyables, le cinéma muet et expressionniste allemand, les films de Fritz Lang, d’Eisenstein jusqu’ à Pasolini. Cet intérêt sans doute lié à la représentation sociale et politique activée par des cadrages et des contrastes si forts et intenses, que nous ne pouvons qu’être partie prenante dans l’histoire des personnages et des décors. Comme catapulté dans un autre temps. 
 
JS : La couleur apparaît parfois de manière sporadique dans des détails ou dans des vidéos posées sur un wall drawing en noir et blanc. Que signifie cette rare résurgence du monde en couleur ? 
CH :
J’ai pendant longtemps rattaché la couleur au monde vécu, et aussi mon travail dense et rythmé me serait apparu comme bavard ou grotesque avec des couleurs si difficiles à stabiliser.  
(Même si j’aime le « grotesque » dans l’art) 
Puis ensuite je me suis dit que la couleur était avant tout une affaire de peintre.  
Puis enfin j’ai trouvé en quoi elle m’intéressait et en quoi elle pouvait m’accompagner. Je lui ai tout d’abord donné le rôle de contrepoint d’une pratique du dessin en noir et blanc, puis un rôle de transformation de la perception de l’architecture ; dans l’espace elle me permettait de créer une nouvelle géométrie à ma composition d’ensemble.  
Ou j’utilise une couleur existante dans le lieu d’exposition, en reproduisant son pantone en acrylique mate, ou alors j’utilise un bleu.  
Le bleu est une couleur stable, apaisante. Certain.e.s la définissent même comme « docile » mais je n’aime pas cette définition, car faire preuve d’adaptabilité ne veut pas dire faire preuve de docilité. 
C’est une couleur qui en fonction de sa tonalité et de sa nuance permet d’unifier l’espace sans donner la sensation d’une réduction, ce n’est pas une couleur contenue, mais qui pousse belle et bien les murs tout en douceur. Plus récemment, pendant le premier confinement, j’ai utilisé des crayons de couleurs pour une série de dessin d’oiseaux, mais c’est juste parce que j’en ai eu très envie, alors je l’ai fait (rires).  

JS : Vous transfigurez aussi ce monde en noir et blanc dans des vidéos. Vous explorez le médium du film, tant dans sa dimension visuelle, que sonore. Que représente pour vous l’image en mouvement ?  
CH :
Je me souviens d’un cours de Deleuze datant de 1981 et vu sur YouTube (car en 81 je n’avais que 5ans … rires), dans lequel le philosophe expliquait à ses étudiants comment Bergson avait défini « l’image en mouvement » et qui n’avait en rien à voir avec le cinéma. Selon lui, elle est un ensemble d’instants privilégiés et de formes qui passent d’une matière à une autre matière « quand le cinéma n’est qu’un ensemble d’instants quelconques et équidistants ».  
Les formes elles-mêmes sont immobiles, en dehors du fait qu’elles aient un mouvement de pure pensée. Et, l’image en mouvement deviendrait alors une succession de poses de formes privilégiées, choisies. Cela me plait de les réagencer dans l’espace tout en proposant une temporalité différente entre l’exposition toute entière que je vais considérer comme une image en mouvement, comme un ballet, et la proposition vidéo qui elle naît d’une mécanique dans laquelle les images sont toutes égales. Pour moi l’image en mouvement c’est la possibilité de permettre aux tableaux de sortir du cadre et d’aller visiter le tableau d’à côté juste par la force de la pensée. 
 
JS : Percevez-vous une unité ou du moins une continuité avec votre pratique du dessin ? Entre l’image fixe du dessin, et l’image en mouvement de la vidéo, avez-vous déjà pensé à relier ces deux univers par le film d’animation par exemple ?  
CH :
Ma pratique du dessin est une pratique qui en elle-même contient déjà plein de familles : dessins d’architectures, natures mortes, paysages, narrations, dessins performés, filmés, sur peau, sur toile, papier, terre, mur … donc quelque part je déplace beaucoup cette pratique dans de multiples registres. J’adore les dessins animés comme personne ! Je pourrais même dire que j’ai une addiction au dessin animé. Mais cela ne m’a jamais intéressé d’en réaliser. En effet, la construction qu’il requiert ne se trouve pas être dans mes envies de pratiques, d’autant plus que cette discipline répond à une écriture bien spécifique, entre des dessins et des scénarii qui élaborés ensemble ne laissent plus lieux aux aléas, l’histoire est calée du début à la fin. En revanche, j’ai une tendresse toute particulière pour les débuts du dessin animé avec Emile Reynaud qui mélangea tous ses savoirs faire entre ses théâtres d’ombres, ses machines à vapeur, son dessin, et qui créa le théâtre optique, le zootrope ou encore le praxinoscope, autant de restitution « magique » pour l’époque de ce monde qui bouge à la fin du 19ème et obsédé par le mouvement, la vitesse. Et pour rester sur la même lignée je trouve merveilleuses les zoopraxigraphies, et contemporaines de Reynaud, d’un Eadweard Muybridge. Et à cet endroit-là oui, un jour je trouverai la forme plastique la plus juste pour relier mon dessin à cette déconstruction et reconstruction de l’image. 
 
JS : Dans votre vidéo « CAN I GO THERE ? » 2020, vous apparaissez torse nue, de dos, lançant une flèche avec un arc en direction de la mer. L’image semble être une métaphore de votre propre pratique du dessin dans l’espace, vous créez des lignes de fuites. Comment liez-vous la figure de l’archère à celle de l’artiste ? 
CH : Le tir à l’arc est une discipline ancestrale, le mot arc vient du grec « archi » qui signifie commencement, sur le plan symbolique il est souvent associé à l’arc en ciel, soit, une courbe qui établirait un lien entre la vie et la mort. Dans cette vidéo le tir de la flèche est réalisé comme un « tir à l’oiseau », pratique du Moyen Âge occidentale nordique, qui consistait à tirer vers le haut, en direction d’une perche érigée vers le ciel pour viser de faux oiseaux accrochés. En dehors des faits que le tir à l’arc se pratique depuis le néolithique, sur tous les continents et qu’Artémis, Appolon ou Eros tirent des flèches invisibles, ce qui m’a le plus parlé en premier lieu est la dimension rituelle et initiatique propre à cette tradition, qui rappellerait la démarche similaire que les artistes peuvent avoir dans leurs parcours. 

JS : Quel est le combat de cette femme ? S’agit-il d’un combat perdu d’avance ? 
CH :
Marina Abramovic et Ulay, dans « Rest Energy » qui posent la question de la relation homme/femme, couple, amour / mort, ou encore la scène de l’arc dans « Les milles et une nuit » de Pasolini qui décrit clairement une relation de dominant/dominée, sont des situations qui m’ont marquée plus jeune, durant mes études en art. Pourquoi ? Je ne sais pas vraiment, mais de l’eau à couler sous les ponts comme on dit... Aujourd’hui, ici la femme est seule, libre face à son destin, son horizon, elle tente de s’accrocher au ciel mais ce dernier bouge tout le temps (rires). Avoir le ciel pour perspective s’est s’assurer une route libérée de ligne permanentes, forgées, figées par d’autres pour nous. En plus avec le ciel le visage de la cible change tout le temps. Mais bon, le combat n’est pas perdu d’avance, il est juste plus long (rires). 
 
JS : En même temps, la figure du personnage vu de dos face à un paysage est un thème récurrent, notamment dans la peinture romantique comme celle de Caspar David Friedrich. Y a-t-il aussi ici une recherche d’harmonie, d’unité entre la figure solitaire de l’artiste et la nature ?  
CH :
Peut-être, je ne sais pas, car dans la peinture romantique la nature est plutôt considérée comme un miroir symbolique de la réflexion et des sentiments, ce qui n’est pas tout à fait le cas de ma démarche.  
Pour moi, à la base la figure de dos et le paysage se rapportent à deux tableaux bien précis.  
Ce sont les deux premiers tableaux que j’ai reproduits, lycéenne, pour ma maman.  
« La sieste » de Gauguin et « Fenêtre sur Tanger » de Matisse. Deux tableaux qui m’ont bouleversée. Dans le premier une femme est représentée de dos, et ses yeux, que l’on ne voit pas, voient et vivent le paysage, ou bien sont-ils juste ouverts déjà ? Au fond nous ne le saurons jamais. Elle est assise, lascive sur un plancher mis en perspective et qui donne cet effet de cadrage et d’ouverture sur un paysage ultra coloré.  
Dans le second il n’y a rien d’autre que l’encadrement d’une fenêtre et la représentation de la végétation et de la ville mêlées au loin. Le point de vue des peintres est quasi-photographique avec un cadrage sur deux scènes réelles, observées et décrites picturalement. Cela représente encore pour moi cette force de la relation que nous pouvons entretenir avec les situations et lieux que nous pratiquons et que nous décidons de restituer à travers les arts. Cela serait plutôt la recherche d’une harmonie avec le monde et une manière de l’embrasser, de le serrer fort, plutôt que de lui tourner le dos. Après, c’est vrai qu’avoir cette nécessité d’hurler son amour au monde pourrait paraître quelque peu romantique, en effet … (rires)

JS : En tant qu’artiste femme, franco-marocaine, comment le corps féminin, mis à nu, résonne-t-il dans votre travail ? 
CH :
Je ne sais pas … en plus je n’aime pas voir les gens tous nus(rires). Franco-marocaine ou hispano-américaine ou italo-japonaise en réalité le corps de la femme demeure partout un corps tabou. Alors qu’au fond ce n’est qu’un corps à même titre que le corps d’un homme.  

JS : La performance est également l’un des éléments de votre vocabulaire artistique. Que représente le corps pour vous ?  
D’autant que plusieurs de vos œuvres abordent l’art du tatouage. Qu’est-ce qui vous intéresse dans cette pratique du dessin qui habite un corps ? 
CH :
Lorsque j’utilise le corps dans mon travail, il s’agit toujours de le positionner dans une action performative. Comme dessiner des fleurs sans les regarder sur une toile ou dans la piscine, porter une jarre qui se remplit d’eau, tout en tournant comme un vase façonné sur un tour par les mains du potier, ou tirer à l’arc dans la mer.  
Son caractère sculptural m’interpelle et j’aime le mettre en scène dans sa relation au dessin. Car le dessin engage le corps tout entier, son souffle, ses muscles, son endurance. Le dessin est une expérience, une mise à l’épreuve parfois. Il n’est pas forcément cette pratique apaisante que l’on pourrait imaginer. Le dessin nous amène à regarder à l’extérieur de soi et nous révèle les profondeurs de notre être.  
Le corps et le dessin sont deux éléments qui naissent et se meuvent par des mécanismes « logiques » (même s'ils nous échappent) et interdépendants les uns des autres, tout une mise en œuvre unique pour chaque personne. Tout cela est fascinant. Demandez à 10 personnes de dessiner un labyrinthe et vous aurez 10 labyrinthes différents. 
Le tatouage est un art qui reproduit des dessins, des symboles, des lettres sur la peau, il y a quelque part cette envie de signifier jusque dans sa chaire sa culture ou des faits marquant de sa vie. Chaque peau est unique, elle a sa propre réception et réaction au tatoo. Dans mon cas, le dessin sort hors de moi et j’ai eu envie de lui faire faire le chemin inverse et qu’il revienne en moi, comme une promesse indélébile de ne plus jamais se quitter. Mais ça, c’est le côté plus perso, « motivation intime », peut être un peu chelou (rires).  
Car oui en effet, de ces séances de tatouage j’ai réalisé des films dans lesquels le statut du dessin habituel, comme tracé sur une matière inerte, devient alors des lignes et des masses qui épousent un épiderme vivant. La peau et l’encre suintent, la main de la tatoueuse et la peau de la tatouée réagissent l’une à l’autre. Il y a presque quelque chose que j’ai essayé de rendre sensuelle. Notre perception face à cette histoire qui se déroule sous nos yeux s’en trouve toute déroutée, et la mienne la première (rires). J’aime provoquer ce temps de retenu du regard et de la respiration du spectateur, dont le souffle s’apaiserait au fur et à mesure pour se laisser porter à son tour par les flots du récit. 
 
JS : Comment expérimentez-vous le fait d’être une femme artiste au XXIè siècle ? 
CH :
Je ne trouve pas toujours cela très juste, car la majorité des femmes artistes qui apparaissent dans l’histoire de l’art sont vieilles ou mortes, bien que j’appartienne à une génération qui a la chance d’avoir des exemples vivants de certaines de mes aînées. Au fond je me dis parfois que je ne suis pas à plaindre face à d’autres… et je me dis que l’histoire a toujours mis du temps à évoluer, peut être que dans 3 siècles il y aura même des artistes extraterrestres et que toutes ces questions apparaîtront comme archaïques aux futurs acteurs du monde. En attendant il faut continuer à rééduquer les mentalités pour faire cesser cette injustice de reconnaissance, de prise au sérieux, de traitements, d’appréhensions, etc. Oui femme, oui artiste, et oui nous avons existé, nous existons et existerons avec ou sans toutes celles et tous ceux que ne veulent pas nous voir. 
 
JS : Vous considérez-vous comme une artiste féministe ? 
CH :
Je suis une artiste femme qui convoque le monde qui l’entoure dans son travail. Je ne pense pas porter un « discours féministe », en revanche certains actes peuvent apparaître comme féministe. Comme par exemple n’utiliser que des corps féminins dans mes vidéos ou encore utiliser la figure du nu. Dans tous les cas je sais que je reste une amie fidèle du vivant, ainsi qu’un soutien aux revendications des femmes et des hommes qui ne demandent qu’à être considérés comme libres et égaux en tout. Il faudrait d’ailleurs que cela commence par la grammaire et que le masculin cesse de l’emporter sur le féminin (rires). 

JS : Considérez-vous votre travail comme politique ? 
CH :
Que nous le voulions ou non, nous sommes toujours des sujets politiques à partir du moment où nous appartenons à une société et où nous décidons d’y vivre sous ses principes et ses fondements. Même lorsque nous décidons de les heurter nous demeurons, que nous le voulions ou non, des êtres politiques. Être citoyen c’est être politique. Mon travail c’est moi. Et moi je suis quoi ? Je suis qui ? Une « artiste » avec tout ce que cela peut soulever comme caractères « originales » pour un monde rationnalisé. Une femme dans un monde dont les lois ont été faites par des hommes. Une fille de parents immigrés, d’une mère couturière et d’un père ouvrier. La fille d’une mère divorcée. La sœur aînée d’une sœur psychologue et engagée dans la lutte contre l’esclavagisme moderne et d’une autre, toute aussi merveilleuse mais dans sa réalité de personne polyhandicapée. L’art m’a demandée en mariage et je lui ai dit oui. Nous nous sommes unis et alliés pour exister, pour rêver, voyager, se faire du bien et faire du bien. Et aujourd’hui être « attentif » au monde est quasiment devenu un acte militant (rires). Je ne fais un art politique qui délivrerait une démarche à suivre ou autre, en revanche je cherche à faire un art qui laisse le choix libre à tout à chacun d’avoir envie de prendre le temps de vivre les choses ou non.  
 
JS : Quelles sont vos références artistiques ? Est-ce que les artistes muralistes mexicains, ou ceux qui agissent dans l’espace urbain, comme autant de cris ou revendications dans la ville, font partie de votre panthéon personnel ?  
CH :
Alors j’aime l’histoire des muralistes mexicains et je trouve incroyable la manière dont ils ont su prendre la rue, en revanche ce n’est pas à cette investigation de la rue à laquelle je serais le plus sensible. Par exemple, Francis Alys dans les rues de Mexico poussant son bloc de glace en 97 m’intéresse beaucoup plus ; ou encore Esther Ferrer avec son rouleau de scotch dans la rue pour son action « Le chemin se fait en marchant », ainsi que David Hammons vendant ses boules de neige. Pierre Huygues fait parti des artistes que je regarde dans sa relation au vivant et dans sa capacité à mettre des écosystèmes viables au cœur même de l’exposition tout comme Céleste Boursier Mougenot avec ses oiseaux et ses guitares. Dans mes références nous pourrons trouver tout un univers hétéroclyte de Marcel Broodthers à Joseph Beuys, David Hockney, Elsworth Kelly, Ettore Spaletto, Rachel Whiteread, Vija Celmins, Mona Hatoum, Jannis Kounellis, William Kentdrige, Kara Walker, Robert Longo, Josef Koudelka, Denis Oppenheim, Man Ray … et mon premier amour fut Matisse. Et là je ne fais référence qu’à mes influences dans les arts plastiques car plus largement je me nourris de différentes disciplines artistiques comme la danse, pour son aspect chorégraphique et scénographique, avec Marie Choignard ou Maguy Marin pour ne citer qu’elles. Je regarde également la mode et l’histoire du textile, du motif en Europe, en Asie, en Afrique … Je regarde la Bd, j’aime Frank Miller, les mangas, j’adore Sueihiro Maruo, Toshio Saeki, l’estampe japonaise et la peinture chinoise traditionnelle. La musique : Chopin, Mammal Hands, Rosemary Standley, Alicia Coltrane, Napalm Death, Sepultura, Les Melvins, Black Eyed Peas, Antipop Consortium … 

JS : Qu’en est-il de vos inspirations extra-artistiques ? Y-a-t-il d’autres univers qui nourrissent votre pratique ? 
CH :
Je voyage dès que je le peux. J’adore cueillir. Les cueillettes en tout genre : celles du raisin ou des pommes, les champignons, les fleurs, les papillons explosées par les voitures sur le bord de la route, les coquillages vides, les cailloux, les fossiles, les plumes, les feuilles. J’aime aller à la pêche et regarder les poissons sous l’eau. J’aime cuisiner des confitures et des gâteaux, faire des bocaux. J’adore chiner dans les brocantes, vide-greniers ou puces. Je médite au moins 14 minutes tous les jours. J’adore lire des histoires et aussi j’adore les plantes, j’en ai plein dont je m’occupe assidument. J’adore le langage et les langues, les sciences humaines, l’histoire et la géographie. Tous ces univers me nourrissent et sont des fondamentaux à ma vie. Ils apportent à mon travail le souffle, la respiration, l’expérience de la vie et les connaissances (non exhaustives évidemment) rapportées par les textes, l’oralité et la pratique.  

JS : Chacune de vos expositions semble, entre les murs peints, les dessins, les vidéos, comme autant d’indices d’un scénario en construction. Quel est votre rapport à la narration ?  
CH :
J’entretiens une relation forte au récit à travers mes expositions, dans lesquelles, en effet, chaque pièce sont les éléments de construction de scenarii possibles et modulables, tout en gardant leur « rédaction » propre. Disons que je pourrais être une narratrice au point de vue omniscient, qui saurait tout sur toute l’histoire et du coup cela me facilite ce changement de point de vue que j’aime exploiter dans mes propositions. Par exemple dans la performance ou les vidéos dans lesquelles j’interviens, je suis plus proche du « je » car c’est moi qui agis en live. En revanche dans les dessins muraux ou autres j’adopterais plus un point de vue externe, et je décris sans forcément prendre parti. Je suis dans une réécriture d’un paysage réel ou fictif, je raconte en dessin un ensemble d’évènements structurés et rythmés par des dynamiques de formes. Je vois dans cette fonction narrative une possibilité de restituer des données historiques, fictives, symboliques … Chaque œuvre est comme des pauses descriptives et l’exposition est le lieu du récit, dans lequel plusieurs narrations se déroulent simultanément. Un peu comme un ensemble d’ilots tous réunis dans un même archipel.
Utiliser le récit et la narration me permet d’offrir une invitation à une ballade, un cheminement, un voyage, avec des temps de pause, des éléments qui se verraient et d’autres qui nous échapperaient. Avoir une pratique du paysage et non voir le paysage en tant que simple sujet. 
Aussi, dans la construction de toutes ces scénarii plastiques, la perspective occupe une place importante car elle me permet de cartographier le territoire. Cela me permet alors d’opérer à « un désordre narratif extraordinaire » tel que le décrit Daniel Arasse dans certaines fresques florentines de la Renaissance, et d’offrir à la fois une construction rigoureuse tout en permettant à des figures ou motifs identiques de rejouer un rôle différent au sein du même espace. Car oui comme le disait cet extraordinaire historien spécialiste de la peinture italienne, citant lui-même Panofsky : « La perspective ne montre pas seulement mais elle pense ».  
 
JS : De quels conteurs ou penseurs vous sentez-vous proche actuellement ? 
CH :
La poésie arabo andalouse du 10 ème au 13ème siècle est d’une richesse politique, sociologique, philosophique et visionnaire absolument effarante, elle me rend heureuse comme elle me rend triste. Heureuse car je me dis qu’une telle cohabitation des mondes fut possible. Et triste lorsque je pose mon regard sur la Méditerranée d’aujourd’hui.  
J’adore les contes populaires nordiques, slaves et japonais.  
Parmi les penseurs qui m’accompagnent il y a Gaston Bachelard, Edgar Morin, Augustin Berque, Renaud Ego, Daniel Arasse, Erwin Panofsky, Christine Bucy-Glucksman, Rem Koolhaas, Pascale Lismonde, Donna Haraway, Jean-Christophe Bailly, Marguerite Duras, T.Monod, H.D.Thoreau …
 
JS : Comment imaginez-vous le futur ? 
CH :
Bleu, vert, noir et blanc (rires).  
Non plus sérieusement, je ne vois pas un futur mais plusieurs. 
Parmi lesquels, un monde où les frontières des pays et des libertés individuelles rétréciraient d'Un côté, en même temps qu'un monde ultra mondialisé et connecté, tentaculaire, bruyant et invisible s’émanciperait d'un autre.  
Et puis il y aura aussi le futur du monde à l'échelle de nos bras, c'est dans celui-ci qu'il faut continuer ou commencer à agir dès à présent.  
En gros la paix n’est pas pour demain (rires), mais ce n’est pas une raison pour perdre son amour et sa curiosité du monde. 

 

Free as a bird
Excerpt from an interview with Chourouk Hriech by Jérôme Sans, novembre 2020

How do you define your work?
My work is a place of all possibilities. A constant and unquenchable quest of
creating spaces and forms which represent imaginary places that are derived
from our reality. Without knowing whether I seek to confer viability on these
imaginary places, my intention is not to evoke fantasies related to the
unconscious. I want to reveal a logic specific to the proposed images that
have been reproduced or reworked through drawing, video, installation, and
sculpture... Whatever the medium, the most important thing for me is to
immerse everyone in a subjective and poetic form of reality, that is structured,
coherent, and connected to the stories to which it relates. It’s art made of
crossings, blends or coexisting shapes, cultures, and epochs, but always
engaged with reality... Something like viable life-size fables.

How did drawing become your preferred medium?
Drawing became part of my life a long time ago. As a child, I won a drawing
competition, and the prize was a pair of boots and a fishing rod that my uncle
took along to Morocco. I guess I could say that my trajectory was drawn... Over
the years, drawing became my companion.

What does drawing mean to you?
It' s above all a kind of "other" writing. A writing that does not belong to a
category other than having been made by someone's hand and thought. It is
a script with infinite variations that has been part of humanity since evolution
began. It is that place where you do not lie and it emerges as we practice it.
Drawing is a way of using space on the scale of one’s hands.

How do you approach space in order to develop real environments
through drawing?

Physical, geometric and material factors shape spaces... They are determined
and shaped by structures, codes of social and cultural life, as well as by nature.
All things are mapped out and come to life. They are the pillars of our life,
territories that welcome us and through which we pass. Thus, I approach
space as a journey. I listen to it, experience and feel it, until it responds to me
and I discover potential openings, routes, and paths to new places.
The murals, drawings and videos in your exhibitions serve as indications
of a developing scenario.

What is your relationship to storytelling?
Exhibitions are locations of narratives, with many taking place concurrently,
like the islets of an archipelago. Each work is a description break and
represents a component of constructing possible and adjustable scenarios,
while retaining their own "editorial board". Using tales and narratives lets me
offer invitations to take a stroll, go on a journey, with breaks and visible
elements or those that elude us. It is about experiencing the environment
and not just looking at landscapes as a subject. The use of perspective is
important in that it enables me to map out a territory and create the
"extraordinary narrative disorder" that Daniel Arasse describes regarding
certain Renaissance Florentine frescoes, and to offer a rigorous framework
within which certain figures or motifs take on a different role. Citing Erwin
Panofsky: "Perspective not only shows, it thinks".

Through your narrative drawings, would you consider them to be a new
kind of escapism, transient journeys?

I like to listen to stories and render them through a form of visual or tangible
poetry. I always keep in mind my drawings' potential for opening onto other
spaces, continuing the tradition of landscape mural drawing. I conjure up
various reconstructed architectures that I've visited and/or experienced, but
also research based on old engravings or archival documents. I enjoy
imagining rich soils and skies, cosmopolitan lands, occasionally cruel or
delicate. In return, I hope that visitors feel they are being accompanied and
will become fellow travelers in this drawn poem that unites the present, past
and future, while shifting time and geographical locations. I want my works to
remain true to the world and to curious souls at all times.

You explore how birds are indicative of the environmental crisis, seen
through the eyes of their migration and the extinction of certain species,
especially in urban areas. Could you clarify how your exhibition is related
to environmentalism?

My work is conceived as an echo or even in direct relation to the tragedies
unfolding in the skies, forests, plains, marshes, ponds, etc., that is to say, all the
bird habitats around the world. It is a tiny project compared to the scale of the
disaster, which is spreading all over the world and hitting our brothers and
sisters of living beings. In the animal world, birds are the animals that seem
closest to the issues of line, trajectory, experience of life and landscapes from
infinite viewpoints and angles: what we see, or don't, and what we think we
see. Their story bears witness to our relationship to the environment. Birds are
free beings, although they have their own instincts, migratory or reproductive
habits, etc... They are free and hunted. They live on the earth and in the sky in
direct relation with trees, insects, and pollen. They are major actors in
maintaining the balance of numerous ecosystems. In Le parti pris des
animaux, Jean-Christophe Bailly pens this marvelous sentence: "What is
visible conceals the hidden, they are inseparable and one is the condition of
the other. (...) Living in fact, is for each animal to traverse the visible while
hiding". I want to echo this notion and create an experience of the apparent
through the use of a space, an environment in which birds become the
guides of a redefined territory inhabited by images, immersive and without
borders: a space to be experienced, to be pondered, which arouses our senses
and memories. "The visible is not an image, it does not function as an image.
It is not what is before us, but what surrounds, precedes, and follows us." A
place that would bring birds, landscapes, and ourselves back to life, should
any slumbering people pass by. The death of birds is the death of humanity.

So why does the idea of landscapes recur so obsessively?
Our surroundings are that space we occupy, live in, shape, and pass through.
It is a place of projection where our desires, fears, thoughts and their
materialization take place. I draw a distinction between "life-size landscapes"
and "landscapes as images", depictions of an absent thing... There are many
ways of saying "landscape" in other languages, but in French, only the word
"paysage" describes the actual and the represented area, that magical quality
where "representation is worth the presence" according to Augustin Berque
in “Thinking through Landscape”. Drawing is magic and you can do anything
with it.

You say you want to create "an environment for drawing". Is drawing like
an ecosystem?

Drawing is in a way an ecosystem. It is an incredibly fertile and organized
practice that involves seeing, thinking, gestures, the body, tools, supports,
esthetic factors, meaning... Drawing is a world within the world of
representation. The "environments" I create for drawing are the spaces where
I install a set of "visual" elements that let the works exist side by side, dialogue,
and interact with the location. Each piece of art occupies all of the world's
space that brought it forth and that it inhabits. It is connected with
everything that springs from it, everything that relates to it... its companion
pieces, the walls, ground, architecture, and its surroundings... Ubiquitous in
my compositions, plants are often transitions, open areas realized with an
almost dancing line, a more relaxed gesture. Birds have a special status in this
kind of writing. They are the souls, wayfarers and guarantors of the depicted
landscape. They have no other role than to be what they are: birds.

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