Chourouk HRIECH 

LE MONDE EST DESSIN, Emanuele Coccia, 2022

Ce sont souvent les gestes les plus petits et les plus invisibles qui produisent les changements les plus extrêmes et les plus radicaux. Il suffit parfois de donner une direction et une intensité différentes au tracé d'une ligne. L'art de Chourouk Hriech, tel qu'il se manifeste dans l'exposition « Je vois un oiseau », est l’une de ces révolutions créées par des gestes invisibles. Ce qui est « présent en » plus c’est que les dessins exposés nous permettent de changer, simultanément, notre idée de l'art et du dessin ainsi que celle de la vie biologique des oiseaux elle-même. Depuis quelques siècles, le dessin occupe un rôle à la fois paradoxal et privilégié dans le système moderne des beaux-arts. Si il a eu du mal à s'imposer comme une discipline distincte et séparée des autres, c'est parce qu'il a été immédiatement reconnu comme la matrice de tous les arts. Ainsi Vasari, au milieu du XVIe siècle, pouvait reconnaître la sculpture et la peinture comme les filles d'un même père, le dessin. Pour Vasari, il s'agissait d'échapper à la tentation de vouloir affirmer la supériorité d'un art sur un autre : dans la mesure où elles naissent du dessin, toutes les disciplines artistiques sont équivalentes. En d'autres termes, le dessin est le lieu où tous les arts arrivent, pour un court instant, à coïncider dans l’espace d’une ligne. Il ne s’agit pas d’une simple parité du point de vue de leur valeur esthétique : c’est plutôt que grâce au dessin, dans son corps, chaque art peut en devenir un autre, et tout œuvre peut être transportée ailleurs, dans un autre matériau, dans un autre support, dans un autre univers. C’est ce caractère universel qui avait permis, quelques décennies plus tard, à un autre théoricien de l’art, Federico Zuccari, de reconnaître dans le dessin l’opération cognitive universelle, le mouvement de l’âme qui est impliqué dans n’importe quel acte de connaissance ou d’observation du monde. Nous dessinons dans notre esprit à chaque fois que nous pensons ou parlons. A l’inverse, donc, ce qu’il se passe lorsque nous gribouillons des lignes sur un morceau de papier ce n’est que la manifestation sensible des pulsations que notre esprit accompli à chaque fois qu’il essaie de faire naître une forme, à l’intérieur comme à l’extérieur de lui. Dessiner, du coup, n’est pas simplement un acte de traduction : c’est littéralement faire exister notre esprit en dehors de notre corps. Le dessin ‘extérieur’ n’est que la vie de l’esprit, mais qui a lieu hors de nous. Donc c’est comme si le dessin était à la fois le corps et le milieu non seulement de tous les arts, mais de notre existence tout cour. C’est cet aspect paradoxal qui marque tout l’art de Chourouk Hriech. "Elle est parmi les premières à avoir compris que le dessin ne peut être réduit à une trace marquée sur un substrat." Plutôt que de reproduire la réalité, ses dessins tendent à devenir de véritables environnements naturels sur une échelle de un à un, comme si les villes que nous habitons n’étaient que faites de la même matière du dessin. Et c'est précisément lorsque notre monde s'avère être fait de dessin que le spectateur est saisi d'un étrange vertige : montrer que la substance du monde est le dessin revient en effet à dire qu'il n'y a plus de différence entre l'extérieur et l'intérieur, entre la pensée et la matière, entre nos rêves et la réalité. Tout n'est qu'une variation de la conception. Et, d'autre part, le dessin, loin d'être une simple trace marquée sur un substrat, il est le milieu des tous les formes : il est simultanément la planète des formes, l’espace qui les accueille mais aussi leur physiologie, et leur visage. L’art de Hriech donne au dessin cette force : dans ses mains le dessin défini le seuil ou la matière et l’esprit, l’intelligible et le sensible, le temps et l’éternité deviennent capable l’un de se déverser dans le corps de l’autre : il est le véhicule qui assure à l’un des voyager vers l’autre. C’est probablement pour cette raison qu’elle s’est tournée vers les oiseaux. Dans l’histoire récente des savoir autour du vivant, les oiseaux ont joué un rôle majeur : c’est grâce à eux, en effet, qu’on a pu constater que ce qu’on a appelé autrefois vie n’est que la forme plus radicale d’art et de dessins. Tout a commencé avec un livre de Darwin, publié en 1871 : La descente de l'homme. Dans le livre, Darwin a réalisé que la richesse morphologique de nombreuses espèces, notamment chez les oiseaux, ne peut s'expliquer par le simple mécanisme de la sélection naturelle - de ce dynamisme qui n'est pas entre les mains des êtres vivants et qui leur est imposé. Les formes, leurs couleurs, les motifs de décoration des corps d’un oiseau ne sont pas seulement l'expression de l'adaptation de l'individu au monde qui l'entoure. Ils sont aussi, et surtout, l'expression d'un goût, d'une sorte de volonté artistique qui pousse un individu d'une espèce à préférer une forme à une autre. Il suffit de penser aux paons. Tout d'abord, la queue magnifiquement décorée dont sont équipés les mâles ne les rend pas plus adaptés à l'environnement : elle rend leur vol plus difficile et leur déplacement plus maladroit. Mais surtout, pour expliquer le développement progressif des dessins et des motifs sur la queue, il faut supposer qu'ils sont le résultat d'un choix conscient d'un sujet qui a progressivement préféré les dessins plus complexes aux plus simples, puis les plus beaux aux plus laids. Cela signifie que l'évolution est le résultat d'un jugement subjectif, exercé par les êtres vivants eux-mêmes et non subi passivement sous la forme d'une ‘force’ qui s'incarnerait dans le monde qui les entoure. Le jugement de goût est arbitraire : c’est un dessin qui affirme une forme sur une base qui n'a aucune utilité biologique et ne répond pas à un calcul réel de meilleure survie. Darwin a appelé ce jugement ‘sélection sexuelle’, qui a libéré la vie des espèces de toute forme de téléologie et les a ouvertes au même arbitraire historique que nous observons dans la succession des courants artistiques ou des modes. C'est ce que les dessins de Hriech nous permettent de comprendre. Les oiseaux, comme probablement tous les êtres vivants, sont des êtres de dessin : ils n’arrêtent pas de se dessiner et de dessiner la réalité. Et c’est pour cela que tout oiseau est à la fois un être naturel et spirituel. Si, au fond, l’espèce des paons n’est qu’une sorte de Biennale biologique, dont les individus mâles sont les performeurs, et les individus femelles les commissaires artistiques, c’est parce que tout ce qui vit n’est que fait que de dessin. Et l’art de Chourouk Hriech semble suggérer l’idée que l’évolution des toutes les formes vivantes n’est que, littéralement, le dessin à travers lequel les espèces ne cessent de se donner une forme et d’amener cette forme ailleurs.
Emanuele Coccia, 2022
 

THE WORLD IS DRAWING, Emanuele Coccia, 2022
Often, the smallest or even invisible gestures are the ones that cause the biggest and most radical changes. Sometimes, all you need to do is alter a line’s direction and intensity. The art of Chourouk Hriech, as demonstrated in her "I see a bird" exhibition, is one of these revolutions created by indiscernible actions. Moreover, the exhibited drawings can change our idea not only of art and drawing but of the biological lives of birds themselves. For some centuries, drawing has played a paradoxical yet privileged role in the modern system of fine arts. If it had trouble establishing itself as a distinct discipline separate from the others, it is because it was immediately recognized as the matrix of all the arts. Thus, Vasari, in the middle of the 16th century, recognized sculpture and painting as the offspring of one father: drawing. Vasari’s goal was to avoid the temptation of asserting one art’s superiority over another’s: insofar as they originate from drawing, all disciplines are equal. In other words, drawing is the place where all the arts can, for a brief moment, come together in the scope of a line. This is not only about a simple parity in terms of esthetic value: it is rather that thanks to drawing, in its own sphere, each art can become another, and any work of art can be transported somewhere else: in a different material, onto another support, in another universe. It is this universal character which, a few decades later, enabled another theoretician of art, Federico Zuccari, to recognize in drawing the universal cognitive process, the motions inside the mind that are involved in any act of knowledge or observation of the world. We draw in our mind every time we think or speak. Conversely, therefore, when we scribble lines on a piece of paper it is only the discernible manifestation of the pulsations our mind goes through each time it tries to bring about a form, inside and outside of it. Drawing, therefore, is not simply an act of translation: it literally makes our mind exist outside our body. "External" drawings are the lives of our minds, but take place outside of us. So it is as if drawing were both the body and the medium not only of all the arts, but of our very existence. This paradoxical aspect is the hallmark of Chourouk Hriech’s art. "She is among the first to have grasped that drawing cannot be reduced to a trace marked on a base." Instead of reproducing reality, her drawings tend to become real natural environments on a life-size scale, as if the cities we live in were only made from the same stuff as drawing. And it is precisely when our world turns out to be made of drawing that our heads start to spin: showing that the world is made of drawing is like saying there is no longer any difference between outside and inside, between thought and matter, between our dreams and reality. Everything is just a variation of a design. And furthermore, drawing, far from being a simple mark on a surface, is the center of all possible forms: it is simultaneously the planet of shapes and the sphere that welcomes them, but also their physical structure and appearance. Hriech’s art gives drawing that strength: in her hands, drawing defines the threshold where matter and spirit, the intelligible and perceptible, time and eternity can flow into each other’s worlds. It is the vehicle that lets one travel towards the other. This is probably why she turned to birds. In the recent history of our knowledge about life, birds have played a key role. It is indeed thanks to them that we have been able to observe that what was once called life is only the most radical form of art and design/drawing. It all began with a book by Darwin, published in 1871: The Descent of Man. Through his book, Darwin realized that the morphological diversity of many species, especially birds, cannot be only explained by the simple mechanism of natural selection, of that dynamism that is not in the hands of living beings, which is imposed on them. The shapes, colors, and decorative motifs on birds’ bodies do not only express adaptation to their surroundings. They are above all an expression of taste, of a kind of artistic drive that makes an individual of a given species prefer one form over another. Just think of peacocks. First of all, the beautifully decorated tail with which their males are equipped does not make them more adapted to the environment: it makes flying more difficult and moving around more awkward. But above all, in order to explain the progressive development of their tail’s drawings and motifs, we must assume they are a result of a conscious choice by individuals gradually preferring more intricate designs to simpler ones, then the most beautiful to the ugliest. This means that evolution is the result of subjective judgment by living beings themselves rather than passively endured as a ''force'' in their environment. Judgment by taste is arbitrary: it creates a design on a basis that has no biological usefulness and does not meet criteria for the best chances of survival. Darwin called this judgment ''sexual selection,” which freed the life of species from all forms of teleology and exposed them to the same historical arbitrariness that can be found in successive artistic movements or fashion trends. That is what Hriech’s drawings let us comprehend. Birds, like probably all living beings, are beings of drawing: they never stop drawing themselves and reality. And that is why all birds are both natural and spiritual beings. If, in the end, a peacock species is only a kind of biological Biennale, where males are the performers and females the artistic curators, it is because everything that lives is made only of drawing. And Chourouk Hriech's art seems to suggest the idea that the evolution of all living forms is, literally, just drawing through which species keep giving themselves shapes and moving those shapes to other places.
Emanuele Coccia, January 2022

Fermer la fenêtre / Close window