Chourouk HRIECH 

Interview Chourouk Hriech / Roxana Azimi, catalogue T3, janvier 2013

Chourouk Hriech est une merveilleuse conteuse, qui a une gourmandise des mots. C’est aussi une voyageuse aux grands yeux noirs pétillants, attentifs et décalés. Née en 1977 en France de parents marocains, diplômée de l'ENSBA Lyon et vivant à Marseille, cette jeune artiste se pose en archéologue du présent, prélevant au cours de ses périples les traces visuelles d’une urbanité en mutation. Quand d’autres se contentent de relevés topographiques, elle dégoupille notre imaginaire avec ses grands dessins piranésiens, nous entrainant dans l’inconscient des villes, dans des mondes à la fois construits et chancelants. En documentant strate par strate le chantier du prolongement du Tramway T3, Chourouk Hriech a capté autant un paysage en devenir que des situations, mieux les interrogations d’une population mélangée face aux changements architecturaux.
Roxana Azimi

RA : Quand vous avez été sollicitée voilà cinq ans pour « documenter » cette commande publique, vous n’étiez pas encore très connue. Comment avez-vous été approchée ?
CH :
Le FMAC de Paris me connaissait car il avait acquis des dessins en 2006. Puis, arriva 2009… Nathalie Viot m’a demandée un dossier sans m’en préciser le but. Puis trois mois après, elle et Christian Bernard m’ont appelée pour cette commande publique, en m’expliquant que c’était particulier, qu’il s’agissait d’une cellule d’observation créée avec quatre artistes. Ils voulaient des artistes très différents, avec des regards « étrangers » à Paris, prêts à retranscrire leurs observations. J’étais très heureuse, en même temps je n’ai pas réalisé, car difficile de s’imaginer sur quatre ou cinq ans. Je me suis dit, qu’il fallait procéder par étape, faire une première visite. Dans leurs démarches respectives, les artistes n’ont pas eu à modifier leur manière de travailler ou leurs champs d’investigation. Le terreau était déjà là, dans la pratique de chacun.

Cette commande vous a-t-elle toutefois conduit à infléchir votre pratique ?
Par rapport à mes précédents dessins, j’ai commencé à changer le format, la dynamique des outils. Au début, j’utilisais les lignes claires. Je procédais plan par plan, avec une grammaire où les formes étaient reconnaissables, et un travail autour de la question de l’ornement, des combinaisons. Puis j’ai appréhendé cette commande et la ville comme un labyrinthe d’espaces, comme une chasse aux trésors, une carte que j’allais écrire au fur et à mesure. Et donc, qui n’allait cesser de s’alimenter de nouvelles choses, au fil du périple. Pour les trois premiers dessins, j’étais Porte d’Ivry, au début du tronçon.

Pourquoi avoir choisi ce tronçon-là ?
Je voulais commencer au début de la ligne. Cet endroit était comme un point de départ, une frontière. Ceux qui habitent Porte d’Ivry n’ont pas l’impression d’habiter à Paris, et c’est pourtant à dix minutes en voiture. J’ai aussi commencé là car les bouchées de trémies allaient vraiment modifier le paysage urbain, créer un nouveau pont. J’aimais l’idée de « prendre le bateau » d’un bord à l’autre. J’ai rencontré des gens, une pharmacienne, des géomètres qui m’ont permis d’avancer mon chemin.

Etait-ce une aventure ?
Oui, sans aucun doute. Une aventure un peu à la « Marcovaldo » par moment. Comme la fois où… dans une impasse j’étais attirée par des bouteilles de lait en haut d’une grille. J’ai vu un chat qui regardait deux moineaux qui eux ne bougeaient pas. J’ai soudain entendu un gros bruit. En me retournant, j’ai vu passer un grand camion avec un énorme oiseau dessiné dessus. Il y avait un côté quasi cinématographique, un travelling du regard. J’ai retranscrit tout ça dans mes premiers dessins, le côté magique, l’aventure, l’expédition.

Est-ce la première fois que vous vous êtes retrouvée à documenter un tronçon de ville en construction ?
Non, justement j’ai été invitée par la nature des recherches menées par le passé. La ville, et son élaboration, est un territoire dans lequel je me passionne à voyager. A Barcelone en 2006, j’avais réalisé une série de six dessins (dont trois on été achetés par le FMAC Paris), qui retraçaient un quartier en mutation, avec des manifestations, des gens qui perdaient leur emploi. C’était le début de la crise, mais on ne le savait pas encore. Ou encore en 2007, au Maroc, j’avais dessiné et photographié la périphérie des villes et les marchés. Je suis toujours dans un déplacement, j’essaie sans cesse de décaler mon point de vue et découvrir quelque chose que je ne connais pas. C’est pourquoi je recherche le paysage dans lequel un processus est en court… entre la fin d’une réalité et le début d’une autre.

Votre pratique n’est-elle pas décalée par rapport à la commande ?
Le dessin devient très vite métaphorique plus que documentaire. Oui et non. Après les trois premiers dessins, il y en a eu trois autres. J’arrive à Paris, nous sommes en novembre, il fait froid, il pleut, c’est l’horreur. Nous sommes au moment du chantier où les ouvriers vont sous terre, j’imaginais que le XIXe siècle avait dû être ainsi, j’avançais en plein « Germinal ». Parallèlement, on voyait à la Porte des Lilas tous les travailleurs sans papiers. Des tentes, du feu, une ambiance de fin du monde, post-guerre. Je me suis dit, comment puis-je parler de ces faits de société sans être littérale. J’ai trouvé la solution dans mon dessin. Les trois dessins réalisés sont en négatif, la lumière est dessinée par le blanc de la page. Je me suis mise en situation de rentrer dans l’obscurité de la tente.
Et pour le troisième dessin, je suis tombée sur le bâtiment des Archives de la Ville de Paris. Je me suis dit qu’il y avait une étrangeté de situations avec les mains noires d’un homme, que j’avais vu la veille au centre de Paris, qui creusait pour arracher les racines Place de la République. Troublantes questions autour de l’héritage. Le mien est présent dans l’essence même des tracés et des formes que j’utilise. J’ai eu pendant longtemps un problème de géographie. Avec des parents marocains, nés sous le protectorat français, moi-même née en France. Comprendre les diverses données de deux mondes fondamentalement différents peut devenir l’histoire d’une vie, et les apprivoiser permet de gagner un peu en autonomie. Cela produit ainsi une génération avec une écriture singulière, pleine de paradoxes, qui se situe dans un perpétuel entre mouvement. Mais il me semble que cette situation est de plus en plus familière au monde dans lequel nous vivons.

En vous écoutant, on a l’impression que la dimension sociétale de ce chantier vous a presque plus intéressé que le côté architectural, urbanistique.
Dans l’excitation du projet, c’est un facteur qu’étrangement je n’avais pas réalisé sur le coup. J’ai eu une formation en histoire, en histoire de l’art, avant les beaux arts, et je suis fan d’archéologie, je pensais donc aux objets et aux hypothèses. Puis, je suis rentrée dans le cheminement fascinant des urbanistes, des architectes, des politiques qui conditionnent par leurs décisions et leurs bâtis les situations concrètes des habitants usagers. Ces derniers s’adaptent ou parfois créent de nouvelles donnes dès qu’ils n’ont plus d’autres choix… C’est un aller-retour perpétuel entre des plans établis dans les coulisses de décideurs et des villes bien vivantes au milieu duquel je n’avais pas imaginé me trouver ; pour cette aventure du moins. Parfois j’observais ce projet comme un tétris à l’échelle d’une ville, où chaque moment du chantier correspondait à un bloc couleur qui naissait pour disparaitre aussitôt laissant place à d’autres blocs et ainsi de suite. Mon regard ne pouvait en rien influencer ces mises en marche. Je ne pouvais pas même en saisir la totalité, seulement quelques temps devant lesquels la vie me posait. Spectatrice. Quelques temps ensuite dessinés.

N’y a-t-il pas un risque de s’ennuyer lorsqu’on accompagne un sujet pendant cinq ans ?
Je ne me suis pas ennuyée une seconde car chaque dessin de la commande publique a nourri ou a été nourri par les expositions qui se sont déroulées durant cette période. Il y avait des allers-retours. Pendant que je réalisais mes dessins en négatif sur les sans papiers, je marchais avec Nathalie Viot, il pleuvait, et je me disais qu’il était horrible de voir le nombre de gens qui vivent dans la rue à Paris. Je regarde alors par terre et je découvre une étoile en bois. Je dis à Nathalie « une étoile est tombée du ciel pour nous ». Et cette étoile a donné le moucharabieh « L’enclos des fleurs » que j’ai réalisé en 2010 au centre d’art contemporain à Sète.
Les influences entre le chantier et mes expositions ont été systématiques. Tout s’est emboité comme dans un jeu Tetris. Chaque œuvre se nourrit des autres. Cette histoire a révélé mes territoires de navigatrice, autrefois problématiques, car peu de personnes arrivaient à me situer. Grâce à cette commande mon travail a gagné en points d’ancrages, et aujourd’hui les divers degrés de lecture sont appréhendés comme plusieurs plateformes des possibles. Ce que j’aime dans cette pratique du dessin : c’est que cela nous pose vraiment au pied du mur. Comme dirait Christian Bernard avec « le dessin on ne triche pas ». Souvent lorsque je fais des workshops, et que les étudiants me demandent comment c’est d’être artiste. Je réponds simplement «tout dépend de l’humain que tu souhaites devenir».

Le cahier des charges était-il bordé, ou pouviez-vous avoir une respiration, une liberté pour se perdre ?
Votre dessin permet précisément de se perdre et de retrouver pied. C’est le vieil adage : les libertés naissent des contraintes. Il y avait bien un paysage et une situation à retranscrire avec cependant la liberté de mon regard et le hasard de mes aventures. Et cette combinaison modifie déjà ne serait-ce que la nature même des figures choisies et des tracés. Je pense avoir acquis une forme de maturité provisoire (dans le sens où j’espère que je vais continuer à évoluer) car le processus est long, lent, et dur. Cette aventure m’a parfois mise à rude épreuve, le chantier et la vie avançant avec ou sans vous.

Quel est justement le sens d’une œuvre dans ce contexte ?
En sillonnant la ligne du tramway à pied on s’y pose la question du paysage. Je me demandais toujours « quel imaginaire développe-t-on quand tous les matins on voit des tours en béton ? » et j’ai trouvé quelques réponses auprès des écoliers. Au fond, c’est très différent de s’impliquer physiquement auprès des gens que de s’impliquer dans un dessin ou une sculpture qui sera posée à un autre moment. Je me suis posée la question du public, comment va-t-il recevoir tout ça, comment va-t-il vivre avec ces œuvres autour de chez lui. Les citoyens tolèrent plus des sculptures qui posent des dates, comme les monuments historiques, à caractère politique, que des sculptures d’artistes en résonnance à l’environnement ou aux recherches subjectives d’un individu. J’ai vu des situations où il fallait toujours justifier et expliquer le pourquoi du comment. Il est demandé quelques efforts au spectateur qui est également un habitant lambda sur le parcours du T3, c’est sûr. En revanche je pense aussi qu’il serait intéressant d’ouvrir les discussions par des rencontres avec les publics ou avec les écoles comme cette commande l’a déjà fait par le biais de différents rendez-vous ou partenariats. Il ne s’agit pas de contraindre la liberté de l’artiste, ni de convaincre à tout prix les habitants de l’utilité d’un 1% dans leur espace, mais juste de se nourrir mutuellement des réalités et des utopies qui accompagneront l’œuvre dans son écrin, c'est-à-dire le monde.

Propos recueillis par Roxana Azimi

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