Alexandra GUILLOT 

Déraciné 2006
Photographie, 20 x 30 cm
 
 
Fragile 2008
Scotch
Vue de l’exposition Miscellanées, La Maison, galerie singulière, Nice 2008
Photographie Nicolas Calluaud
 

Strass 2009
Clous
Vue de l’exposition Miscellanées, La Maison, galerie singulière, Nice 2009

 
 
 
 
Le jardin à l’intérieur 2009
Terreau, pensées, cage à oiseau, lumière, dimensions variables
Photographie Nicolas Calluaud
 
Les yeux des marges de mes cahiers 2008
Sérigraphies réhaussées à l’encre de chine
Photographie Nicolas Calluaud
 
 
Silencio 2009
Destructeur de document, table, papier, broderie (« sur le vide papier que la blancheur défend » Stéphane Mallarmé), ampoule
Vue de l’exposition Miscellanées, La Maison, galerie singulière, Nice 2009
Photographie Marc Huguenin
 
Sans titre 2008
Livres, bibliothèque, dimensions variables
Vue de l’exposition Miscellanées, La Maison, galerie singulière, Nice
Photographie Nicolas Calluaud
 
SOUCIS
Alexandra est une artiste nomade. Ce n’est pas tout à fait exact. Alexandra est une femme nomade, et quand elle fait de l’art, son nomadisme de femme vient squatter son art d’artiste. Par exemple, voyez cette photo qu’elle a prise en Chine (titrée par elle Déraciné) où un saule pleureur couché parmi ses compagnons debout porte sur son horizon proche une embarcation exotique naviguant plus loin sur le fleuve : déracinement figuré soulignant exil réel. Il est vrai qu’à moi qui connais un peu la vie d’Alexandra, il est plus facile de déchiffrer ce genre d’indices ; il y a quelques années, je recevais régulièrement d’elle des chroniques chinoises et je m’inquiétais de lire dans ses descriptions la pure volonté de dépaysement qui la guidait alors. En réalité, Alexandra n’est pas une femme nomade, mais quelqu’un chez qui l’habiter forme une faculté hypersensible. Tandis que nous autres habitons tout grossièrement et franchement nos habitations, c’est comme si Alexandra était restée étrangère à l’ordre du logis (= l’idéologie domestique) ; de sorte qu’elle perçoit toutes sortes d’installations avec une acuité inquiète et rêveuse. C’est donc une coïncidence heureuse si La Maison lui a commandé une exposition monographique, car l’artiste y trouve une belle occasion de contre-habiter cet espace, qui a toujours plié les expositions qu’il accueillait à sa fonctionnalité première (toilettes et salle de bains comprises). Contre-habiter, ce sera alors décliner des formes paradoxales d’habitation, en jouant sur la « fonction tableau », par quoi se symbolise d’ordinaire le caractère habitable d’un lieu, autant que sur le genre de l’installation, qui embrasse tout l’espace réel d’une pièce ou d’un espace intérieur complexe. Au salon vide, ainsi, fleurissent des pensées si évidemment cultivées qu’on ne peut pas ne pas penser sauvage en les voyant jaunir sous l’ampoule…
Joseph Mouton
 
Silencio, on transforme
Alexandra Guillot, on ne dirait pas comme ça, c’est le genre de fille qui dit : « tu veux que je te montre ma poitrine ? » C’est sous les arcades, place Garibaldi, à la fin de l’été. Evidemment, on lui dit que oui. Mais à la Maison, elle se montre autrement, elle expose. Ou plutôt elle refait l’appartement, elle transforme, elle refait tout. Elle refait le sol de la cuisine, elle colle du scotch blanc marqué « fragile » en rouge partout. Elle dit qu’elle a commencé par le scotch pour des raisons pratiques, que c’est une pièce qu’elle a déjà faite à Perpignan (À cent mètres du centre du monde). La cuisine est le lieu des relations humaines, les relations humaines sont fragiles, le sol est le lieu de la fragilité.
Alexandra est fragile. Elle dit ça. Elle dit que la fragilité, c’est assez beau. Alexandra est une fille timide. Elle dit que sa force principale est la résilience. Alexandra, fille-roseau. Elle est née à Bayonne, elle a voulu devenir infographiste, puis a bifurqué : des arts appliqués vers les arts plastiques. Elle écrit. L’archipel dans le living fait penser à la baie d’Along. En Chine, Alexandra a beaucoup écrit. Elle dit ceci : « j’ai une façon de fonctionner où les pensées se regroupent pour former un concept global. Et tout ça est éclairé par la lampe dans la cage qui est l’entendement ultime. » Sur les îles, les pensées meurent. Tout est fragile. La vie, tout. Dans la salle de bain, la glace au crâne, vanité. Je suis mortel, nous sommes mortels, Alexandra a vingt-neuf ans.
Alexandra enfant. A Pau, elle va au musée, le mercredi après-midi. Parce que sa mère travaille et parce que l’entrée est gratuite. Elle a douze, treize ans. Elle accroche des Monet aux murs de sa chambre. Alexandra est peut-être manouche. Alexandra est romantique. Alexandra a erré, elle dit ça. Alexandra est fille du sud.
Le rêve serait de réaliser un portant beaucoup plus grand que celui de la salle de bain, de cinq mètres de long avec cent T-shirts. « Travail d’anti-mort », a dit quelqu’un. Il y a quelque chose de grave en Alexandra. Qui écrit le mot « strass » avec des clous. Et retourne les livres de la bibliothèque, les rend muets. Le bois des étagères est de la même couleur que les tranches. « Il y avait quelque chose qui me dérangeait dans cette bibliothèque, c’était tous les signifiants des titres des livres, c’était trop présent, je ne pouvais pas laisser autant de signifiants qui ne m’appartiennent pas », dit Alexandra.
Mais surtout - et ce n’est vraiment pas sans lien avec le fait de rendre le papier des livres au bois - dans l’autre grande pièce, une ampoule pend du plafond, froide, solitaire. Vingt-cinq watts. Le destructeur de documents s’est tu. Silencio. Marque de l’appareil et nom de l’installation. Reste un amas de bandes de papier blanc. On a brodé : « Sur le vide papier que la blancheur défend ». Mallarmé. « Pièce de l’échec de l’écriture », dit Alexandra. Mais surtout, rarement a-t-on vu l’absence à ce point-là. « C’est vrai que je suis fasciné par le papier blanc comme je suis fasciné par les paysages de neige. C’est un territoire vierge où tout peut arriver. Le potentiel est intéressant. Tout ce qui est en devenir est intéressant », dit Alexandra. Mais surtout - même si oui, est mis en scène là, dans cette lumière qui n’est presque pas une lumière, mais plutôt une sorte de nuit, l’échec, (forcément) l’échec de l’écriture - se joue là une autre partie. Qui est celle du silence, de la fin des mots, mais si c’était façon Adorno ? Et si le XXe siècle était vraiment celui de la mort de la poésie ? Sous l’ampoule à la lumière noire, Silencio parle du drame froid d’un siècle qui fut celui d’un coup peut-être fatal porté aux mots et aux rêves par les bureaucraties. C’est dans de semblables bureaux glacés, au cœur du mortifère, que l’on réduisait au silence en voulant faire parler. Silencio est la machine noire du silence, celle qui contraint Mallarmé au silence. « Sub-organisation kafkaïenne », a-t-on dit à propos du travail d’Alexandra Guillot. C’est juste.
Alexandra est le genre de fille qui lorsqu’elle dit qu’elle lit « un catalogue sur une exposition que Chevrier a faite » insiste sur le féminin de « faite ». L’air de rien, il y a de la facétie en elle, et le sens du « miscellaneous ». Mais surtout elle lit et relit Le Livre des transformations.
Martin T.
 
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