Alexandra GUILLOT 

Entretien avec Éric Mangion, 2018

Dans un texte vous concernant, la critique d’art Marianne Derrien écrit : « Le poète travaille en dormant ». Comment interpréter cette phrase en lien avec votre travail ?


En menant quelques recherches pour préparer cet entretien, je suis tombée sur ce sonnet que je m’empresse de mettre en exergue de cette réponse.

 

Le paresseux (1631)

Accablé de paresse et de mélancolie,
Je rêve dans un lit où je suis fagoté,
Comme un lièvre sans os qui dort dans un pâté,
Ou comme un Don Quichotte en sa morne folie.

Là, sans me soucier des guerres d'Italie,
Du comte Palatin, ni de sa royauté,
Je consacre un bel hymne à cette oisiveté
Où mon âme en langueur est comme ensevelie.

Je trouve ce plaisir si doux et si charmant,
Que je crois que les biens me viendront en dormant,
Puisque je vois déjà s'en enfler ma bedaine,

Et hais tant le travail, que, les yeux entrouverts,
Une main hors des draps, cher Baudoin, à peine
Ai-je pu me résoudre à t'écrire ces vers.

Marc-Antoine Girard de Saint-Amant (1594-1661)

 
Le territoire du rêve est celui d’une tentative de narration dont on ne détient pas tous les éléments et qui nous force, pour tenter d’en faire le tour, à l’interprétation.
J’essaie de construire mes installations selon ce modèle. Je m’amuse à semer des indices, des objets, souvent détournés de leur normalité, objets familiers basculant dans l’étrange. Je ne cherche généralement aucune issue à l’histoire partiellement construite, mais bien plutôt une situation où le spectateur interprète lui-même les manques à l’aide de son vécu, de ses références, de ses hantises. Je l’invite par là à se servir de son imagination pour réfléchir, et non uniquement de sa raison.
Mais je ne peux évidemment éluder le fait que ma chronobiologie aime à me faire passer beaucoup de temps endormie. Le sommeil et le rêve sont, proportionnellement, une grande partie de ma vie. Il n’existe pas de matériau improductif. J’ai donc fait mien le songe, encouragée par le texte « Le kitsch onirique » de Walter Benjamin dans lequel on peut lire par exemple : « Le côté par lequel la chose s’offre au rêve, c’est le kitsch ».

Vous êtes très sensible à la poésie. Vous avez même créé un site ouvert aux poètes Le chant des matelots. Par quel chemin l’écriture nourrit-elle votre travail de plasticienne ?

J’ai commencé à écrire des courtes histoires enfant. Je n’avais pas de plasticien dans mon entourage, mais beaucoup de livres que ma mère ne demandait qu’à me conseiller. Je rêvais à l’époque de devenir écrivain. Puis les arts plastiques se sont trouvés sur mon chemin. J’ai pu alors imaginer un devenir artiste.
De là est née cette intrication. Mes installations sont nourries de mes lectures. De même que le rêve comme forme narrative m’offre une trame, la littérature me pousse à penser le rythme, la syntaxe par rétrospection, par confrontation d’images déjà enregistrées dans mon cerveau. Dans son livre Chercher une phrase, Pierre Alferi confère à cette rétrospection le pouvoir, par croisements, heurts et évitements, de créer de nouvelles phrases. Il en va de même pour les formes plastiques.
Écrire et créer plastiquement nécessitent tous deux, pour moi, de rendre étrange le banal afin qu’il devienne préhensible et intelligible.
En ce qui concerne Le chant des matelots, j’ai ressenti un jour le besoin de créer un espace où la frontière entre arts plastiques et écriture serait moins évidente. Un écrivain s’y prête à la vidéo tandis qu’un théoricien s’essaie à la photo et qu’un plasticien nous propose un poème en cut-up fait des titres de ses dessins.

Quelle est la genèse de votre livre Votre futur est plein d’avenir ?

Je pense avoir reçu mon premier mail publicitaire de voyance en 2006. J’étais en Chine où, mis à part la quête constante de dépaysement, mon activité consistait principalement en l’écriture d’un journal. L’idée s’est alors formée : j’allais, au fur et à mesure des années, écumer les sites de voyance gratuite par mail, collecter les réponses et les réunir afin de créer un livre constitué de ses possibles destins.
À tous ces sites, j’ai posé la même question : « Je suis en train d’écrire un livre, va-t-il rencontrer le succès ? » Je suis rentrée dans une spirale de spams me sommant, par mon prénom, de cliquer sur des bannières multicolores, faute de quoi, l’amour, la chance, l’argent ne feraient que passer près de moi car, sans aide, j’étais dans l’obscurité.
Par ce biais, j’ai pénétré un univers qui, sous couvert de mystères divinatoires, soutire un maximum d’argent à quelques crédules en quête de sens à donner à leur vie (autre que celui intimé par notre société).
Parmi nombre de réponses impersonnelles, j’ai sélectionné celles qui étaient produites par des humains, non par des algorithmes. La critique d’art Marion Zilio en a écrit la postface.

Les fantômes sont très présents dans votre œuvre ? Comment doit-on l’interpréter ?

Les marges ont toujours constitué une inspiration pour moi. Des marges de la société aux franges de la perception, dans ces interstices qui s’inventent à chaque instant, j’ai trouvé une source d’imagination.
Mon premier travail sur les fantômes est un film d’une cinquantaine de minutes réalisé en 2011. Il s’agit d’une succession de séquences représentant ectoplasmes, fantômes et autres poltergeists récupérées dans les méandres de l’internet. Tout comme le titre qui est La perception est une faculté bio-physique ou le phénomène physio-psychologique et culturel qui relie l’action du vivant aux mondes et à l’environnement par l’intermédiaire des sens et des idéologies individuels ou collectifs, début de la définition de « perception » proposée par Wikipédia.
Le fantôme ne serait pas perçu par tout le monde, une certaine disposition sensorielle semblerait nécessaire pour saisir les signes de sa présence. Et pourtant, tant de civilisations, que tout pourrait opposer, ont ressenti le besoin de représenter leurs morts revenant d’un au-delà.
L’imagination issue de ces moments, où les sens dérivent et sont un peu à côté, est pour moi une occasion d’envisager différentes approches du monde et donc des possibilités de remodeler son rapport à celui-ci.
La rencontre du fantôme est un moment « où la composition du monde ne va plus de soi, où la réalité se fissure et s’effrite, où elle demande à être réévaluée. Même dans les contextes où l’existence des fantômes semble être la mieux établie, […] les apparitions définissent un avant et un après dans la vie des familles chez qui un mort se manifeste », obligeant les visités à « recomposer le monde – de reconsidérer la possibilité que certaines choses invisibles puissent exister ».
Je me suis depuis attachée à l’image du fantôme, devenue pour moi métaphore de l’opposition d’un discours mené par le positivisme, à une fantasmagorie créatrice de nouveaux angles de vue.

Votre travail est qualifié de « romantisme noir ». Qu’est-ce que cela signifie exactement pour vous ? Est-ce cette part de kitsch que vous évoquiez plus haut ?

Le romantisme noir qui m’inspire est celui d’Edgar Allan Poe, c’est-à-dire un romantisme apparu avant l’avènement du sens contemporain du mot kitsch. Je précise ceci afin de me distinguer, au moins esthétiquement, des artistes symbolistes de la fin du XIXe siècle. Le fin-de-siècle, le décadentisme, a récupéré les idées romantiques de Baudelaire dans Les fleurs du mal, oubliant qu’une lutte se mène alors pour déconstruire le tableau et en éprouver la surface, la platitude. L’influence du romantisme noir sur mon travail se situe plutôt, formellement, dans l’utilisation de l’obscurité, manière de faire coexister les mystères et la lumière. Conceptuellement, comme dit plus haut, je cherche à appuyer le rôle de l’imagination, à le rendre complémentaire et créateur de raison. C’est ce que cherchait également Edgar Allan Poe. Dans Double assassinat rue Morgue, à travers deux personnages aux raisonnements différents, qu’il assimilera aux deux jeux, celui des échecs et celui des dames, il démontre que c’est celui qui privilégiera l’intuition, les dames, qui dénouera l’intrigue.
Par contre, il est vrai que le kitsch est une suite logique du surréalisme, qui est lui-même le prolongement du romantisme. C’est ce que rapporte Walter Benjamin dans le texte cité plus tôt, « les surréalistes, avec la même certitude [que les psychanalystes], suivent moins la piste de l’âme que celle des choses ».
Abraham Moles et Eberhard Wahl, dans le texte Kitsch et objet, écrivent « les réductions du sentiment religieux dans un objet d'utilisation profane, tels que par exemple les jouets réalisés avec une croix de la Passion, les pochettes et les cravates adornées de croix ou d'autres symboles religieux détournés de leur but » sont des manifestations du kitsch. C’est par cet angle que je m’amuse à attraper ce concept.
Mais c’est aussi en pleine conscience du fait que l’art, de par sa gratuité (non pécuniaire mais au sens de non-usage), peut être assimilé au kitsch, que j’y fais référence.

 

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