Alexandra GUILLOT 

La vie comme un roman

Après avoir obtenu son diplôme de fin d’études à la Villa Arson, l’Ecole Supérieure d’Art Plastique de Nice, Alexandra Guillot part en Chine. On est en 2006. Elle a 26 ans (elle est née en 1980 à Bayonne). Son séjour va durer trois mois. Elle en retrace les épisodes dans un journal intitulé « Carnet de Chine ». A la date du 7 avril 2006, on peut lire : « Prendre sa vie comme un roman. La vivre à la manière d’un personnage de fiction. Penser sa vie en tant qu’œuvre... » Et encore : « Je tisse ma vie cheminant sur les reliefs vides de sens d’une histoire sans finalité. » Traduction : les événements nous échappent, tout au plus peut-on les ressentir, les vivre de telle ou telle façon. D’où l’intérêt d’Alexandra pour la perception. C’est le thème d’une vidéo qu’elle a réalisée à partir « d’images de fantômes collectées sur Internet ». Le titre reprend la définition du mot donnée par Wikipédia : « La perception est une faculté bio-physique ou le phénomène physio-psychologique et culturel qui relie l’action du vivant aux mondes et à l’environnement par l’intermédiaire des sens et des idéologies individuels ou collectifs. » L’expérience, donc, joue un rôle dans ce qu’on ressent. A commencer par les lectures que l’on a pu faire. Ainsi, Alexandra, qui a « beaucoup lu durant son enfance et son adolescence », rapproche sa vision de la perception d’un livre de Patrick Suskind, Le Pigeon : « C’est l’histoire d’un vigile de banque qui se lève un matin et voit un pigeon dans le couloir. A partir de là, il se fait tout un cinéma alors qu’il ne se passe rien, mais il va broder autour de ce rien... »
Alexandra se dit « très influencée par le fantastique à la Edgar Allan Poe, le romantisme noir... », les sciences occultes, les fantômes, les spectres, les revenants. Elle s’est aussi intéressée à la pensée chinoise et notamment, au Yi King, Le livre des mutations, qui explique toutes les transformations possibles au moyen de 64 figures formées à partir du Yin (le féminin) et du Yang (le masculin). Leibniz y a vu les premières mathématiques binaires. Ce qui a inspiré à Alexandra une œuvre originale : « J’ai transformé mes tirages du Yi-King en suite binaire de 0 et de 1 que j’ai traitée au moyen d’un logiciel conçu pour l’occasion. Le résultat est une image constituée de pixels noirs et blancs. Un journal intime crypté... ». Qui fait penser à un flash code.
La nuit remue...
Pour Alexandra, le processus de création part de la matière. Elle choisit des matériaux, physiques, sonores, numériques, cinématographiques ou textuels. Les travaille, les assemble, se les réapproprie pour créer des dessins, des vidéos, des recueils de photos, des livres, des performances et des installations. « Le choix des matériaux est très important, dit-elle. Tout part de l’envie suscitée par une certaine matière, de jouer avec ce qu’elle peut vouloir dire, de savoir comment je peux l’utiliser, soit en la contredisant, soit en allant dans son sens. »
Une démarche qui fait penser à l’Arte Povera. Comme les artistes de ce mouvement né dans les années 60, Alexandra cherche à échapper aux conventions pour formuler une proposition artistique personnelle. « Il s’agit d’une nouvelle attitude, dit Germano Celant, l’inventeur du terme Arte Povera, qui pousse l’artiste à se dérober sans cesse au rôle conventionnel, aux clichés que la société lui attribue pour le lieu du combat et pouvoir se déplacer pour surprendre et frapper. »
Depuis 2007 et son entrée au groupe La Station, à Nice, Alexandra a participé à de nombreuses expositions de groupe et réalisé plusieurs expositions personnelles qui lui ont permit de mettre en place des scénographies à la mesure de son projet : créer un univers original dont elle maîtrise les composantes. En 2009, elle investit l’espace de la galerie « La maison » à Nice, avec « Miscellanées », littéralement un ensemble de fragments qui dialoguent entre eux. On y découvre un jardin intérieur, fait de terreau planté de pensées, d’une cage à oiseau et d’une lumière. Les pensées se fanent durant l’exposition. Dans la bibliothèque, Alexandra a inversé les livres qui présentent leur tranche au visiteur et non pas leur dos où figurent le titre et le nom de l’auteur. Sur un mur, le mos strass est écrit avec des têtes de clous. Dans une pièce, le sol est tapissé de bandes adhésives marquées du mot « Fragile », incitant les visiteurs à suspendre leurs pas. Une installation, « Silencio », donne à voir un broyeur de documents de marque Silencio, placé sur une table, qui dilacère des feuilles de papier. Sur une broderie, figure une phrase de Mallarmé : « Sur le vide papier que la blancheur défend ». Cette installation sera reprise sous forme de performance à Cagnes, à Vaison la Romaine et en Pologne, à Gdansk. On y voit Alexandra « broyer du blanc », en passant à la broyeuse des feuilles de papier vierge.
En 2010, Alexandra propose « Veilleuse exposition close », dans un lieu resté mystérieux quelque part en France... Elle y joue beaucoup avec l’ombre et la lumière. Une partition récurrente dans son travail. Par exemple, le bas du mur d’une pièce plongée dans l’obscurité est éclairé par une lampe. C’est, explique le titre, un « Bas-Relief »... Alexandra présente aussi l’une de ses architectures précaires faites de brindilles : « Le jardin de l’architecte ».
En 2013, c’est « L’Heure du Loup », à la Villa Cameline, à Nice. Là encore nous sommes plongés dans l’obscurité. A la lueur de points lumineux, des scènes en surgissent comme autant d’apparitions, de présences entre chien et loup. Telles ces étranges « Mathématiques nocturnes », qui associent des bouteilles au goulot cassé, une table et une mappemonde réalisée avec une baudruche et une housse sérigraphiée. Le titre de l’expo est emprunté à un film d’Ingmar Bergman qui raconte les fantasmes et les cauchemars d’un peintre. A cette occasion, Alexandra réalise une vidéo baptisée « Nuit Blanche ». Elle met en scène des « perceptions altérées quand on n’est pas vraiment réveillé, mais qu’on ne dort pas vraiment... »
En 2013, Alexandra entreprend un travail sur les fantômes, les revenants, les spectres. Tous ces habitants de la nuit nous font peur ou nous laissent incrédules. Alexandra se propose d’interpréter à sa façon l’imagerie qu’une longue tradition leur associe. « Je me raconte ma petite histoire », dit-elle. Comme le héros de Suskind « brodait » à partir d’un pigeon. Le reste appartient au spectateur. A lui de réagir à ce qu’il voit. Exactement comme s’il rêvait à son tour... Silencio.

Michel Franca, pour le livre Impressions d’atelier Tome II.
 

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