Isabelle GIOVACCHINI 

Une enquête sous le visible
Texte par Léa Bismuth

Isabelle Giovacchini est-elle photographe ? On peut être tenté de répondre par la négative. Il faudrait ajouter alors qu’elle pratique la photographie pour mieux réaliser des expérimentations techniques et des combinaisons de gestes poétiques, poussant en permanence le médium à ses limites. En mars 2021, ses recherches sur le Lac de Nemi intitulées L’Esprit du lieu l'ont menée à Milan. Jusqu'à juin, elle est maintenant accueillie en résidence de recherche et de post-production au Centre Photographique d'Ile-de-France (CPIF, Pontault-Combault) pour le même projet. Cet été enfin, en résidant plusieurs semaines en Italie avec le soutien de l'Institut Français et de la Villa Médicis, elle assistera aux prochaines fouilles archéologiques du lac.

Expérimenter c’est transgresser. C’est aussi révéler une visibilité non détectable à l’œil nu. L’opération technique qui s’engage en ce sens est un saut dans l’inconnu, aux frontières incertaines. De l’image-fixe aux images-mouvements, tout peut devenir à la fois matière à manipulation et objet de fascination. Parler d’obsession n’est pas excessif : il s’agit de débusquer les signes d’une enquête sans nom, à travers plusieurs parcours parallèles d’investigation, de l’archive à l’étude de terrain. Des indices ont été dissimulés et c’est à l’artiste de les retrouver, adoptant pour cela une méthode subversive, c’est-à-dire la recherche active de ce qu’il y a en-dessous, sous la surface et sous la peau du visible. L’ambition est celle de révéler ce qui gît par-delà les apparences.

À la recherche de la lumière

Une histoire me revient en mémoire : celle d’un enfant enfermé dans un placard par des parents punitifs : « cette forme de punition ne m’effraya plus quand je découvris une solution : cacher, dans un coin, une lampe de poche à lumière verte et rouge. Lorsqu’on m’enfermait, je cherchais ma lampe dans sa cachette et je dirigeais son faisceau de lumière contre le mur en imaginant que j’étais au cinéma ». J’ai longtemps pensé à cette scène, l’enfant déjouant la blessure par l’invention d’un monde d’ombre lumineuses et colorées. Le cinéma, en tant que rêve éveillé, est bien la chambre crépusculaire et secrète depuis laquelle naissent et s’épanouissent les images. Cette histoire d’enfance est celle d’Ingmar Bergman [1918-2007], devenu plus tard le cinéaste que l’on connait. Si elle est objet de réminiscence, c’est que le travail d’Isabelle Giovacchini est imprégné d’une quête d’émerveillement de même que d’éblouissement, pour faire parler l’invisible, révéler l’in-vu, et dialoguer avec un insaisissable toujours affleurant. La lanterne magique serait-elle échappée salvatrice et manière de conjurer le sort ? En voyant Ambre (2006), l’une des premières installations, consistant en l’agrandissement d’un morceau d’ambre dans un projecteur à diapositives, je pense en effet aux flammes dansant sur les parois des grottes de même qu’à l’invention du cinéma.
Bergman n’est-il pas un lecteur de son compatriote suédois Auguste Strindberg [1849-1912], qui fut à la fois écrivain, dramaturge, mais aussi un grand expérimentateur photographique ? La découverte de Strindberg a été déterminante pour Isabelle Giovacchini qui puise chez lui un goût de l’expérience et de l’invisible, du lointain et de l’inconscient. Tout cela résonne dans La Sonate des spectres qu’elle met en scène en excédant le lisible et le visible. Strindberg a très tôt tenté de photographier les étoiles sans appareil et a travaillé au sténopé. Frayant avec l’occultisme, il a aussi cherché à sonder les âmes par le portrait. Les tentatives de Strindberg pour photographier les nuages entrent bien entendu en écho avec la série Mehr Licht (nuages) (2012), des photogrammes latents de nuages aux teintes rosées, comme autant de formes laiteuses sur le point de disparaître. Strindberg, tout comme Giovacchini, opèrent ainsi par l’oxymore, entre « mysticisme rationnel » et « naturalisme de l’invisible ». Ici, tout est sur le fil, sur le point de, à la lisière : Vanishing Points, Quid sit lumen, Leçon de ténèbres, les titres des œuvres sont les chapitres d’un conte se construisant pas à pas, au point d’intersection de l’illusion et de la réalité.

Du Mercantour à Nemi, obsédante Méditerranée

Depuis 2013, Isabelle Giovacchini a intégré à sa démarche une dimension géographique. Quand fond la neige (2013-2017) est une promenade à travers les lacs du Parc national du Mercantour, situé dans le Sud-Est de la France. Elle prend pour sujet principal la surface des lacs de la région, dont les noms et les légendes qu’ils colportent convoquent immédiatement un imaginaire puissant : le Lac Noir, les Lacs du Diable… À les voir sur des sites touristiques, ces lacs fleurent bon la randonnée en montagne. C’est précisément là que le détournement intervient : après avoir récupéré des prises de vue dans la photothèque du Parc national, l’artiste efface les lacs de la surface de l’image à l’aide de ferrocyanure de potassium. Par manipulation, elle obtient aussi des images agrandies, en noir et blanc, et révélant leur matière. Les lacs ne sont plus que des béances d’un blanc immaculé, comme le point focal d’une absence, en plein cœur du paysage désormais lunaire. Les pentes montagneuses et rugueuses se finissent en cratères et se détachent d’un ciel chargé en grain. Peu de temps après avoir réalisé cette série, et poursuivant son exploration de l'arrière-pays niçois, l’artiste-marcheuse réalise une performance invisible en dispersant dans le paysage des moulages de petits fossiles en forme d’étoiles jadis présents dans la région : Atlas des étoiles (2018) est un geste conceptuel d’offrande.
C’est en suivant la piste des lacs — et dans un périmètre qui reste manifestement méditerranéen en appelant aussi aux origines de l’artiste — que nous nous retrouvons à Nemi, en Italie, aux abords d’un lac volcanique situé non loin de Rome. Nemi, ce lieu éminemment chargé, est depuis l’Antiquité le sanctuaire de la déesse Diane. Sous le règne de Caligula, le site accueille de gigantesques navires, tous coulés et disparus dans les profondeurs du lac à la mort de l’empereur. En 1929, suite à une vidange du lac, les navires mythiques sont retrouvés, et des fouilles archéologiques commencent sous la houlette de Mussolini. Lors d’un temps de résidence à la Villa Médicis en 2020, Isabelle Giovacchini a pu explorer le lac et commencer à dresser un inventaire, encore aujourd’hui loin d’être terminé, à partir des archives de ces fouilles lacustres, conservées au Museo della Scienza e della Tecnologia Leonardo da Vinci de Milan, et mises à disposition de l’artiste dans le cadre de ce travail. Celui-ci, intitulé pour le moment L'Esprit du lieu, se matérialise déjà sous la forme d’œuvres-fragments d’un récit en construction : mentionnons Le Miroir de Diane (2020), ready-made d’une carte postale argentique du lac de Nemi ; ou encore Longue vue, l’assemblage de deux cartes postales représentant le lac aux alentours de 1930. Études d’un culte (une série de dix photographies, 2020), tourne littéralement autour d’une statue votive, pour mieux en percer le secret. Habitées de la présence de reflets à la surface de l’image, les huit dernières images de la série sont néanmoins rougeoyantes : cette couleur est obtenue par l’apposition du doigt de la main sur le flash au moment de la prise de vue, ce qui donne chair à l’image, l’incarne, tout en lui conférant une dimension sacrificielle. Une histoire labyrinthique reste donc à écrire, mêlant prélèvements réels et sources kaléidoscopiques. Et nous aurons saisi que cette méthode d’enquête à l’affût du sensible ouvrira sans doute sur une possible fiction.

Léa Bismuth
Née en 1983, Léa Bismuth est autrice, critique d’art, commissaire d’exposition. Son écriture se déploie du texte monographique au récit littéraire. Elle est spécialiste de la pensée de Georges Bataille, à qui elle a consacré le cycle curatorial La Traversée des Inquiétudes (Labanque, Béthune, de 2016 à 2019) et le livre La Besogne des Images (Editions Filigranes, 2019). Elle a imaginé des expositions pour le Musée Delacroix, le BAL, les Rencontres d’Arles, le Drawing Lab, l’URDLA, les Tanneries, ou les Nouvelles Vagues du Palais de Tokyo.

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