Karim GHELLOUSSI 

Entretien Alexandra Majoral / Karim Ghelloussi

Il est né à Argenteuil, dans le Val d’Oise. Il a grandi à Bois-Colombes, puis à Clichy-la-Garenne, en banlieue parisienne. «C’est un territoire très circonscrit, aux marges de Paris. Je passais les week-ends près de La-Ferté-sous-Jouarre, où vivait mon grand-père.» Son père est ouvrier à la SNECMA, à Gennevilliers ; sa mère, femme de ménage, agent d’entretien, dans des lycées. Elle obtient un poste auquel est attaché un logement de fonction. «?On déménageait selon ses mutations. À Bois-Colombes et à Clichy, on habitait dans un lycée.»
Il passe les grandes vacances, l’été, en Algérie, dans un village, sur la frontière tunisienne. «Jusqu’à ce que j’arrive à Nice, à l’âge de 19 ans, pour entrer à la Villa Arson.»

«Enfant, quels étaient mes rêves? Je ne sais plus vraiment à quoi je rêvais, mais je me souviens que je rêvais beaucoup. Je prenais surtout mes rêves très au sérieux. À la campagne, le week-end et pendant les vacances scolaires, je retrouvais trois copains. On construisait des cabanes dans les sous-bois avec des vieilles planches et des bouts de plastiques. Pour moi, c’était bien plus que des cabanes mal foutues, c’étaient de véritables châteaux forts, des palais, des temples mystérieux. On dessinait des plans, des cartes, des drapeaux. J’y croyais dur comme fer. Il m’a fallu les Beaux-Arts pour comprendre qu’il y avait une distance entre ce que je croyais faire et ce que je faisais réellement.»

«Mon grand-père habitait un village de Seine-et-Marne où je passais la plupart de mon temps en dehors de l’école. Ce village a été fréquenté par quelques peintres à l’époque de Barbizon, notamment par Corot, qui s’était pris d’affection pour un gamin du coin, Louis-Alexandre Bouché. Il lui a enseigné la peinture. Bouché a fait une carrière de peintre académique et il a eu un élève, lui aussi, qui s’est installé dans le village, Jean Julien Massé. Mon grand-père, qui était maçon, a eu l’occasion de faire des travaux chez ce peintre, avec qui il s’entendait plutôt bien. Et qu’il respectait beaucoup. Il avait beaucoup d’estime pour ce qu’il faisait, même si son travail lui paraissait très éloigné du sien.
Mon grand-père avait aussi des cousins, qui tenaient une ferme dans un village des alentours et qui étaient les voisins de Samuel Beckett. Ils s’occupaient de sa maison en son absence, ils faisaient de petits travaux chez lui. Ils se sont liés d’amitié. D’ailleurs, ils ont hérité de sa maison et de sa 2CV. Je crois qu’ils ne comprenaient pas grand-chose à ce qu’il écrivait, mais ils en parlent avec beaucoup de chaleur et une grande estime. Ils avaient conscience que c’était quelqu’un de très important. Ma mère nous amenait dans les musées. Il fallait qu’on voit le Louvre, le château de Versailles, Fontainebleau. J’adorais ça. En Algérie, avec la journée à la mer, une fois dans le mois, la visite des ruines romaines de Timgad était l’autre grand événement des vacances. Au collège, une professeure d’histoire nous amenait quasiment toutes les semaines visiter la Mosquée de Paris, la Sainte-Chapelle, les catacombes, le musée Rodin, ... Quand j’étais au lycée, j’ai découvert Beaubourg et j’ai commencé à pousser la porte des galeries pour y jeter un coup d’œil. Enfant, j’avais une image très imprécise de l’artiste. J’y voyais quelqu’un qui faisait œuvre de témoignage, en lien avec l’Histoire. Rien de moins.»

Ses parents ont marqué une indifférence plus ou moins feinte quand il a choisi d’étudier l’art. «Ils m’ont plutôt encouragé. En tout cas, ils ont toujours respecté mes choix. Ce qui les ennuyait le plus, c’est que je parte si loin pour faire les Beaux-Arts.»

L’atelier ? «C’est très important : c’est le lieu de cristallisation. C’est l’espace de l’expérience. Autrement dit, c’est un lieu précieux et personnel. C’est toujours une drôle de chose que de recevoir quelqu’un, qui que ce soit, à l’atelier. Mais c’est sûrement, aussi, le lieu privilégié pour voir le travail, quand il est pris dans son contexte d’incertitudes.
Mon atelier n’est surtout pas pensé pour être pratique ou destiné à une activité particulière. Je peux y lire, y discuter, y stocker des meubles, aussi bien qu’y couper du bois ou faire de la résine. Dans l’absolu, il faudrait simplement que mon atelier soit le plus grand possible pour pouvoir passer d’une chose à une autre sans que le regard soit perturbé.
L’élément le plus indispensable est un fauteuil, car c’est le point de vue idéal.

Depuis que j’enseigne à l’école municipale, depuis surtout la naissance de ma fille, je suis soumis à un emploi du temps plus strict, ce qui est nouveau pour moi, mais aussi plutôt confortable. Depuis que les temps d’atelier sont limités, je trouve que j’ai gagné en efficacité. Aujourd’hui, quand je vais à l’atelier, je sais ce que j’ai à y faire, même si j’ai prévu de n’y rien faire. Du coup, entre la famille, l’atelier et l’école, je n’ai plus vraiment de temps pour autre chose, ce qui, dans le fond, est une grande libération. Reste les temps de passage d’un lieu à un autre qui sont des temps de lecture, de rêverie, …

Mon rêve d’artiste?aujourd’hui?? J’aimerais pouvoir consacrer plus de temps à mon travail.

Je ne fais pas intervenir d’autres corps de métier dans?mon travail. Non. Corps de métier, déjà, ça fait peur... Quant à l’artisanat ? Non, pas spécialement, non plus.

Je ne collectionne pas?d’objets. Ou, plutôt, j’ai des débuts de collections?: des choses très précises, comme des pièces de 10 dinars des années 80, des drapeaux de pays qui n’existent plus, des pierres avec des formes bizarres, des marionnettes birmanes, ... Mais, pour chacune, je n’ai qu’une ou deux pièces. On ne peut donc pas parler de collections, mais ces objets ont un potentiel de collection très fort.
Je n’ai pas de matériaux de prédilection. Je pense à une technique que je peux utiliser, puis à un matériau que je peux me procurer, et j’affine petit à petit.

Mes sources d’inspiration, je les trouve souvent dans?mes propres souvenirs ou dans une impression, quand ils trouvent un écho dans une forme culturelle : la littérature, une œuvre d’art.
La lecture aussi. Et plus, récemment, la façon dont j’imagine que ma fille perçoit les choses.

Si je suis entièrement libre dans mon travail ? Je ne sais pas. Probablement pas. Est-on entièrement libre quelque part ?

Quelles sont mes influences ? Elles s’étendent sur un spectre qui irait du paléolithique à mon père.

Comment viennent les pièces ? Une idée ? C’est pour moi, souvent, la rencontre d’un souvenir avec quelque chose de plus universel. Peut-être quelque chose d’assez proche des épiphanies chez Joyce, ou de la madeleine de Proust. Je suis accaparé, en ce moment, par les années 70 et 80, car j’ai le sentiment qu’il s’est passé à ce moment-là, quelque chose dont on paye le prix. Aussi bien dans l’art que dans la société en général. J’essaye de comprendre. Ça m’intéresse, d’autant plus que j’ai vécu ces années, même si j’étais jeune. Je me souviens très bien des images des guerres en Yougoslavie, par exemple, des sentiments qu’elles suscitaient. Comme beaucoup, je n’y comprenais rien. Je croyais ce qu’on voulait bien nous en dire. Je pensais que les Croates et les Serbes s’étaient réveillés un matin avec pour seule idée de s’exterminer les uns les autres. Je pensais qu’il y avait des méchants et des gentils et qu’on n’y pouvait rien. Depuis, j’ai compris que les conditions de ces massacres étaient en place depuis longtemps et que bien des gens avaient intérêt à ce que les expériences de fédéralisme et d’autogestion se terminent dans un bain de sang.

Est-ce important de montrer ses œuvres ? Oui. Encore que ça ne soit pas indispensable.
D’abord, c’est l’occasion de sortir les pièces de l’atelier, de les mettre à distance, donc de les finir et de les montrer telles qu’elles doivent être vues. C’est aussi l’occasion de les confronter à d’autres regards. Les discussions à ce sujet sont rarement intéressantes, mais il suffit de quelques mots d’une personne dont le jugement nous importe pour savoir si on est sur la bonne voie ou pas.

Par nécessité, je travaille exclusivement en intérieur. J’ai un peu de mal avec ce qu’on appelle l’art dans l’espace public. La plupart du temps, l’art n’y résiste pas, il prend une dimension décorative. Ce ratage peut aussi avoir une dimension poétique, mélancolique ou humoristique.

L’œuvre que je préfère ? Celles d’amis qui me sont le plus chers. J’aime aussi les œuvres d’anonymes trouvées par hasard. J’ai par exemple une peinture sur verre d’une naïveté confondante que j’aime beaucoup.

Je n’ai pas spécialement envie de posséder des œuvres d’art.

Je crois que l’exposition la plus étrange que j’ai vue, mais aussi la plus raffinée, c’était une exposition sur les rochers de lettrés au musée Guimet.

La?première sculpture que j’ai vendue ? Un machin mal foutu, échangé contre une poignée d’euros.

L’appellation artiste, dans le fond, je m’en passerais bien.

L’art est-il utile à la société ? Quel est le rôle de l’artiste ? Vaste question. Je crois que l’art fait partie de la société. Quant aux artistes, j’aimerais croire qu’ils ont un rôle de passeur, de témoin. Je constate que ce sont souvent des crapules égocentrées et malhonnêtes.

Quelle place pour l’artiste plasticien dans notre civilisation occidentale ?
Je vois deux issues : suppôt du capital ou une forme de résistance qui consiste surtout à dire non et à traîner des pieds et qui est vouée à l’anonymat.

Le monde de l’art ? Je ne sais pas trop ce que c’est que le monde de l’art. En tout cas, ce que j’aime dans l’art contemporain c’est sa grande porosité avec toutes sortes d’autres domaines : la littérature, la pédagogie, le chant lyrique, le tuning automobile... Ce qui n’est pas sans créer un problème : car, certaines propositions trop faibles pour être dans le tuning, le cinéma documentaire, la danse trouvent un terrain favorable dans le champ de l’art contemporain.

Mon endroit préféré pour voir le travail d’un artiste?? Je ne sais pas, mais le pire endroit, c’est une foire. C’est comme aller voir la campagne au salon de l’agriculture.

Le dernier grand livre que j’ai lu ? La Stratégie du choc de Naomie Klein. Je me suis aussi mis à relire Marguerite Duras. J’ai été frappé par la dimension anticoloniale dans Un barrage contre le Pacifique et Le Marin de Gibraltar. Ça m’avait complètement échappé la première fois, «?le grand vampirisme colonial ». Il faut dire que j’étais au lycée et que ces romans ne sont pas que ça.

Aujourd’hui, peut-on toujours « changer la vie » ? «?Transformer le monde » ?
Oui. Très clairement oui. Je le crois et je crois qu’on doit le croire. Toujours.
Nous vivons sous le régime de l’actualité, on parle même de plus en plus de séquence. Dans la vie politique notamment. Chaque nouvelle séquence chassant la précédente. Ce qui nous empêche d’avoir une vision d’ensemble, une vision historique. Mais quand on pense dans un temps plus long, dans l’Histoire, on voit bien que rien n’est inéluctable. Tous les empires ont fini par s’effondrer. Un paysan français du XVIIIe siècle, un paysan russe ou chinois, au XIXe, s’imaginaient sûrement que le monde dans lequel ils vivaient et que le régime auquel ils étaient soumis étaient éternels... Hé non?! Ce qui valait hier vaut toujours aujourd’hui.

Art statuaire : statuaire grecque, réalisme socialiste / statue nazie
Ce qui est commun aux statuaires grecques, réalistes-socialistes ou nazies, c’est la représentation d’un idéal à travers un corps archétypal.? Moi je préfère le réel. Je préfère les corps dans leur singularité. Quant à la propagande… les propagandes, soviétiques ou nazies, avec le recul, nous paraissent caricaturales. C’est oublier un peu vite qu’elles matraquaient les esprits en profondeur, ne laissant aucune place aux idées différentes, autres et opposées à elles. Et si Hitler arrive au pouvoir en 1933, les mécanismes qui permettent cette arrivée sont à l’œuvre vingt, trente ans plus tôt.
Aujourd’hui, les techniques de propagande sont bien plus pernicieuses mais tout aussi violentes, du moins sur un plan symbolique.

Quand je regarde une œuvre, ou un objet, j’essaie toujours de regarder en premier comment elle est faite. De quels gestes, de quelles actions, de quelles techniques elle est le résultat. Parfois, il n’y pas d’indices, ou alors je ne sais pas les lire. Souvent je les comprends. Je comprends comment telle couche de couleur arrive après telle autre ou comment tel geste produit tel forme, etc. Et c’est un vrai plaisir de regardeur.

Dans mon travail, je n’efface jamais les lignes de construction, les gestes. Je veille au contraire à les laisser visibles. Peu les remarque, parce qu’on ne prend pas le temps ou qu’on ne sait pas regarder, mais elles sont là. Parfois, je les exagère : raclures, traces, coulures, poussières et résidus s’amalgament, forment une matière qui recouvre autant qu’elle ornemente.

Quand je commence à travailler, je ne sais jamais vraiment où je vais. Au départ, j’ai une espèce d’image, ténue, un soupçon, une intuition. C’est en faisant que les choses se précisent, en même temps qu’une forme apparaît. C’est ce qu’on appelle la pratique d’atelier, avec ses contingences, ses hasards, ses échecs.
J’estime qu’une pièce est finie, voire qu’elle est réussie, quand je trouve un équivalent formel au je-ne-sais-quoi de l’image de départ. Ça tient souvent à pas grand-chose. C’est évidemment le moment que je préfère : cet instant de grâce, ce moment décisif, ce point de bascule, c’est ce moment, ce moment décisif, qui va rendre la chose évidente.
Ce que je veux dire, c’est que je crois que c’est la forme qui crée du sens.

C’est une idée que j’essaye de proposer à mes étudiants, qui sont obsédés par la question du sens, ce qui les inhibe complètement. C’est d’ailleurs vrai également pour les étudiants adultes. Ils pensent toujours un sens a priori et négligent la forme. Ce qui donne des formes faibles et qui ne produisent pas de sens. Une forme pose du sens, sans forme le sens est pris dans un flux fuyant. Toute interprétation est possible, au mieux ça devient une espèce de jeu de langage.

Finalement ce sont les enfants qui acceptent la proposition le plus facilement.

Je me dis qu’une œuvre d’art qui peut être décrite en une phrase, ou en quelques phrases, est vaine. À quoi bon la faire, ou la regarder, si je peux la rendre en quelques mots ? Je préfère les œuvres qui échappent au langage, à l’interprétation, qui y résistent.
Alors, oui, je suis d’accord avec Susan Sontag qui, dans Contre l’interprétation, critique la tendance à l’interprétation du sens d’une œuvre, car il semble réducteur de ramener une œuvre à un simple contenu et de réduire ce contenu à une simple interprétation (que ce soit par le biais d’analyses psychologique, psychanalyste, sociologistes, marxiste).»

Que fait l’œuvre?
Pour Sontag, l’œuvre affine la sensibilité, éveille (elle rend conscient) l’intelligence des sens et c’est lié à l’esthétique au sens large, à une poétique et non à un message à décrypter.

«J’ai fait cette expérience en accompagnant, presque par hasard, des étudiants en classes préparatoires visiter une exposition qui affirme l’exact contraire : absence de formes pensées en tant que telles, primauté du sens, de l’interprétation, de la signification, de l’explication, sous formes de cartels, de brochures, etc. Discours consensuel et assuré, sensé soutenir des bouts de trucs, des dessins sans intérêt, des images banales. La présence de tel objet n’est justifiée que parce qu’il est le support, l’illustration, d’un récit lui même si faible qu’il ne trouverait pas à s’inscrire ailleurs.
Faut dire que cette exposition était particulièrement caricaturale, militante même. N’empêche que c’est plus séduisant qu’un machin qu’on ne comprend pas immédiatement, qui résiste à l’interprétation.

Étudiant, je me souviens avoir assisté à une conférence de Sophie Jama sur son livre La Nuit des songes de René Descartes, dans lequel elle interprète absolument tous les éléments du rêve de Descartes, et au delà, son nom, son horoscope, ... C’était délirant. Je ne sais pas si c’était une volonté de sa part (pas sûr), mais ça créait un système qui confinait à l’idiotie et qui, à force de tourner sur lui-même, produisait une espèce de ritournelle pas désagréable.

Rien de pire que la ?suffisance du collectionneur, ou prétendu tel, qui se pointe devant toi et te dit : "Alors dites-moi tout ! "

Dans cette exposition «Demain dure encore», je montre un état de mon travail à un moment où j’ai le sentiment qu’il y a une espèce de cohérence qui se met en place. Et qu’il y a des équivalences entre la sculpture, le texte, la photo, le dessin. J’ai voulu suggérer un sentiment qui est une captation très subjective et très distanciée de l’air du temps.

Est-ce une référence au texte autobiographique d’Althusser L’Avenir dure longtemps ? Pas du tout. C’est un code que j’ai vu sur un tuyau de plomberie. Quelque chose comme DEM1 DUR(COR), que j’ai lu «demain dure encore». Comme la formulation d’un espoir un peu lourd. Il y a l’idée d’une durée, quelque chose de long, sans cesse ajourné, du recommencement d’une attente qui devient lassante. J’ai retenu cette formule pour les différentes lectures qu’on peut en faire.

Qu’évoque la figure de l’ouvrier immigré ?
Pour moi, c’est d’abord la figure du père. Elle a participé à la construction de mon imaginaire. J’en suis l’héritier. Elle amalgame la figure de l’ouvrier, du monde ouvrier : l’aliénation par le travail, le travail à la chaîne notamment, qui casse, abîme, abrutit. Aussi une certaine fierté de classe, une idée d’honnêteté.
Et la figure de l’immigré : un déraciné qui a perdu ou abandonné l’essentiel de sa langue, de sa culture, de ses repères.

À cette image, pour moi, se superposent les images de l’immigration actuelle. Dans le fond, c’est toujours la même histoire. On quitte un endroit, poussé par la faim, la peur, la guerre ou le désespoir (ce n’est jamais que ça) pour un autre endroit qu’on sait plus confortable, plus sûr. La grande différence, c’est que, jusque dans les années 70, cette immigration était encouragée, alors qu’aujourd’hui elle est condamnée, que la Méditerranée est un vaste cimetière et que l’immigré est la cible de tous les maux.

Pourquoi avoir choisi une image issue des années 50-60 ? Pour parler de l’immigration aujourd’hui ?
C’est une image des années 50, 60, 70 en France, mais cette image est toujours valable en Chine par exemple. J’imagine qu’elle l’est aussi au Brésil, au Mexique, en Inde, etc.
La particularité de l’immigration en France, dans ces années, c’est qu’elle concerne des colonisés, ou d’anciens colonisés, avec le complexe d’infériorité propre aux colonisés. Mais le migrant chinois qui quitte son village du Yunnan pour rejoindre Shenzhen ou Chongqing est sûrement habité du même genre de complexe.

Les portraits de Friedrich Hayek, Milton Friedman ? Ça fait un moment que me travaille cette histoire de portrait d’histoire, comme genre, et plus particulièrement sous ses formes modernes. Enfant, j’étais assez attentif aux grands portraits de Chadli Bendjedid qu’on trouvait partout en Algérie, ou à ceux de Ben Ali, en Tunisie. Plus tard, j’ai rattaché le souvenir de ces portraits à la tradition iconographique de représentation du pouvoir. À un moment, j’ai eu l’envie de construire un tableau, un portrait, avec des déchets, des chutes. De m’y mettre. Je venais de finir La Stratégie du choc. Il m’a semblé évident que c’était Friedman qu’il fallait représenter, et qu’il fallait le représenter de cette manière, grossière, en marchant dessus, mais avec sérieux. Parce qu’il faut connaître son ennemi. Particulièrement quand on ne le voit nulle part alors qu’il est partout. Je faisais ce portrait et je lisais Capitalisme et Liberté. Hayek a suivi, naturellement. Je pense à d’autres.


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