Karim GHELLOUSSI 

Pourquoi conserver volontairement sur vos œuvres toutes les traces des phases de son élaboration ?

Plutôt que de présenter de manière autoritaire un objet industrialisé dont l’origine matérielle et les différentes phases d’élaboration excluraient le regardeur, je veille au contraire à révéler les opérations successives mises en œuvre. C’est qu’il s’agit d’inclure le regardeur, lui permettre de remonter le fil de la construction. En tant que regardeur, j’éprouve un plaisir réel à comprendre comment un geste ou une couleur en entraîne un autre dans la composition d’un tableau par exemple. J’exagère parfois les opérations afin d’en rendre la trace encore plus visible. Je casse volontairement un objet puis je le recolle, puis je le renverse, puis je le recouvre, etc. Idéalement, l’observation attentive d’une pièce devrait permettre de reconstituer mentalement l’espèce de chorégraphie dont elle résulte.

Votre univers est souvent ponctué de la présence animale, quel est son rôle dans votre travail ?

En réalité il s’agit de représentations d’animaux, souvent sous la forme de bibelots désuets voire kitch, qui sont toujours très éloignés de leur modèle. Cet affaissement extraordinaire de l’original m’intéresse d’avantage qu’une interprétation symbolique de tel ou tel animal. Je trouve fascinant que même réduite à l’échelle de bibelot, c’est-à-dire ridiculisée et culturalisée, la nature reste non seulement insondable mais que ce mutisme est renforcé, redoublé. Les nombreux sentiments esthétiques que provoquent ces objets m’intéressent aussi, les rituels qui les entourent : la collection, le don, les souvenirs qu’on y attache. C’est qu’il y a autour de ces objets, que ce soit une chinoiserie européenne du XIXème ou sa copie contemporaine « made in China », comme des résidus de sacré qu’il s’agit de rehausser.

Est-ce que les objets trouvés qui composent et dessinent vos œuvres sont à l’origine de sa forme et de son sens final, quel est votre processus de création ?

Souvent un objet, un nom, un morceau de phrase ou une image arrête mon attention parce qu’il s’en dégage justement un potentiel de point de départ pour quelque chose qui est de l’ordre de la fiction, de l’histoire à raconter. Cependant mon travail n’est jamais narratif, j’essaye d’accentuer ce potentiel fictionnel sans jamais enclencher le processus de narration.

Votre travail est habité par l’obsession de la construction, pourquoi ?

Il y a d’abord une construction mentale qui relève de l’imaginaire, du rêve, du fantasme, et dont je ne peux pas dire grand chose sinon que ça constitue mon identité sociale et culturelle. Puis il arrive un moment où cette construction mentale s’échafaude dans le cadre de l’atelier, je cherche alors des équivalents manuels, matériels : ça passe notamment par tous types de collages, d’assemblages. J’essaye d’atteindre une justesse de l’équivalence, comme le traducteur d’une langue étrangère viserait une justesse de la traduction ce qui ne signifie pas de coller parfaitement à la langue d’origine pour en rendre l’essence.

Vos œuvres s’élaborent comme un bricolage issu de chutes, de rebuts d’objets, réunis par un élément de bois dont le point d’équilibre donne le sentiment que tout peut basculer, que signifie cette esthétique du bancal que vous développez ?

L’aspect bancal, non fini des pièces révèle ce souci de laisser la narration et l’interprétation en suspens.

Les titre de vos œuvres ressemblent à des titres de livres ou de film, quel rapport avez-vous avec les mots ? Vous avez réalisé une œuvre intitulée « Lgérie », pourquoi avoir supprimé le A ? Que signifie ce geste à la manière de Pérec ?

Je construis les titres des pièces avec des moyens propres au langage, mais que je calque sur les opérations en œuvre dans la pièce. L’emprunt, la citation, le cut-up, correspondent aux gestes d’arrachage, de casse ou d’assemblage. Par exemple, en supprimant le A au nom Algérie, j’essaye de trouver un équivalent dans le langage à la construction en réserve de l’étoile, soit gommer afin de rendre encore plus visible. Aussi, la suppression du A permet un rapprochement sonore entre les mots Algérie et égérie d’où se dégage un sens possible. Chez Pérec, la suppression de la lettre E de tout un texte, opération aberrante puisque le E est la lettre la plus utilisée par le français, fait écho à l’extermination des Juifs par les nazis. Je suis loin de cette démarche, mais je retiens de Pérec qu’une contrainte formelle d’apparence anodine peut révéler une profondeur incroyable du sens.

Quel est votre rapport à l’Algérie ?

Je suis travaillé par la culture française, avec toujours un horizon algérien, africain et arabe, où vient se fixer une part de mon imaginaire liée à l’enfance, à l’émotion et à l’indicible.

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