Karim GHELLOUSSI 

1. Ça pourrait être l’esquisse, parcellaire et circonstancielle, d’une poétique de la céramique, qui prendrait comme point de départ une note de Sophie Jama tirée de son livre Anthropologie du rêve, aux Presses Universitaire de France.

« … les Haïtiens exerçant l’un de ces trois groupes de professions – ébéniste ou couturière ; « docteur-feuille » c’est-à-dire guérisseur par les plantes ; potier, sage-femme ou baigneur des morts – reçoivent leur don par la voie onirique. Ces trois types de savoir-faire, en effet, dont les caractéristiques sont : la « transformation de matières mortes », l’instauration d’une « communication entre l’homme et les plantes » et la « modification d’un rapport contenant-contenu », sont légués par les ancêtres aux vivants dans leurs rêves. » (1)

On en retient que la pratique de la poterie, et par extension de la céramique, n’est pas anodine mais qu’elle relève au contraire d’un mystère essentiel, d’une alchimie secrète, qui échappe à l’enseignement des seules techniques. Il suffit pour m’en convaincre de me rappeler l’unique réponse que Yoko apportait à mes questions : « C’est mystère ! » N’importe, je poursuivais dans l’atelier des expériences plus imaginaires qu’effectives en travaillant mentalement la putrescence des faïences montées en aiguières maladroites. De même, du seul ressort de l’imagination, je m’attachais à déduire une formule de captation d’un rose disons poussière, un rose crépusculaire qui tiendrait de la mort du rose, de son extinction comme de ses cendres.

2. C’est qu’il faut convenir que la céramique a un caractère inéluctablement mortifère. La terre, glaise ou argile, est constituée de matières organiques en putréfaction qui se figent au contact du feu. Pourritures et cendres collent aux doigts du céramiste. Les tessons de poteries, les urnes funéraires ou cinéraires, exhumés, nous renvoient à des cultures antéhistoriques, disparues ou oubliées. Ce terme même de céramique tire son nom d’un quartier d’Athènes où se trouvaient des fabriques de tuiles et de poteries, mais aussi des temples et des tombeaux, l’usage ayant prévalu d’y ensevelir des citoyens de distinctions (2). La décomposition des cadavres, des métaux précieux, armes et bijoux, devait fournir une terre de grande qualité. On imagine qu’un jour viendra où les terres de Verdun ou de Timisoara seront particulièrement recherchées. Il faudrait d’ailleurs dresser une géographie de la céramique qui correspondrait sûrement à une géographie des grands massacres : Faenza en Italie, Gaoling en Chine, le Céramique d’Athènes, Limoges, Sarreguemines, Longwy, …

3. Mizoguchi tire d’une fable japonaise du 18ème siècle la figure du potier Genjuro pour construire son chef d’œuvre, les contes de la lune vague après la pluie. Dans ce film, Genjuro nous est présenté comme un artisan honnête, humble et travailleur, qui a conscience de sa valeur professionnelle mais qui rêve d’être considéré comme un artiste à part entière. La guerre civile qui éclate et bouleverse l’ordre établi lui semble propice à l’assouvissement de ses désirs de gloire et de richesse. Accompagné de son beau-frère Tobe qui partage ses ambitions de pouvoir, il quitte son village et sa famille pour rejoindre la grande ville où il fait la connaissance de Wasaka, une aristocrate élégante et raffinée. Auprès d’elle, Genjuro s’enivre de voluptés esthétiques qui lui font oublier sa condition première. Son réveil est brutal. Wasaka n’est qu’un fantôme, une illusion fantasmatique, qui l’a détourné de sa fantaisie créatrice et enfermé dans des règles académiques et esthétisantes. La fable est implacable. Genjuro retrouve son village dévasté, sa femme a été tuée par les samouraïs, et son atelier détruit.
Avant le tournage du film, Mizoguchi avait appris le métier de potier auprès d’un artisan. Cet apprentissage lui a révélé à quel point la poterie a cette particularité d’être à la fois utilitaire et décorative. Elle symbolise en ce sens la séparation infime qui existe entre l’artiste et l’artisan. C’est bien cette tension qui intéresse Mizoguchi et sur laquelle il fonde un véritable manifeste artistique : « L’artiste sait qu’il doit passer par la beauté qu’il condamne pour atteindre la vérité qu’il défend. » (3)

4. C’est à Gaoling (littéralement « les collines hautes », qui donne le mot kaolin), près de Jingdezhen, dans la province chinoise du Jiangxi, que l’on extrayait et travaillait une pâte si blanche et si fine qu’elle permettait de réaliser des poteries à la fois délicates et solides. Les Italiens qui ramenèrent ces poteries leur donnèrent le nom de porcelaine. Blanches et fines, presque translucides, elles leur rappelaient un coquillage luisant et poli qui présente une ouverture en forme de fente. Elles leur rappelaient surtout, par un étrange glissement analogique, la vulve de la truie : la porcella. Dès lors, les Européens eurent à cœur de percer le secret de la porcelaine. Ici, comme il convient, je glisse un souvenir d’enfance. Comme tant d’autres, j’étais fasciné par une image inquiétante tirée du manuel d’histoire de France. Elle représentait, à la manière des images d’Épinal, un fou furieux en loques, le front dégoulinant de sueur, les yeux exorbités, éclatant à coups de hache les meubles, les poutres et jusqu’au plancher de sa maison pour alimenter la violence d’un four crachant des flammes immenses. Il s’agissait de Bernard Palissy (1510-1590) qui s’acharna toute sa vie à résoudre le mystère de la porcelaine. Une lecture freudienne de cette quête concupiscente reste à faire.

5. Plus tard, la Chine et la Corée produisirent et exportèrent des céramiques tout aussi délicates et précieuses avec une glaçure d’une tonalité indéterminée, comme flottante : verte, bleue, grise, gris-vert, bleu-gris, qui rappelait la couleur du jade. Cette fois-ci, ce sont les Français qui nommèrent ces céramiques du nom du berger Céladon, personnage ambigu et délicat d’un roman précieux d’Honoré d’Urfé, l’Astrée. Rédigé à partir de 1610, l’Astrée est le premier roman fleuve de la littérature française. Il connut un grand succès dans toute l’Europe. En posant cette figure du berger galant dans une nature idéalisée, il influença La Fontaine, Rousseau et Marie-Antoinette. On note ici que si la porcelaine mena Palissy à la Bastille, c’est peut-être bien Céladon qui conduisit Marie-Antoinette à l’échafaud. L’Astrée est aussi un « roman pays », en ce sens qu’il se déroule dans une région très précise, le Forez. On retrouve donc, par un détour littéraire, la géographie, la science des lieux et de la terre, attachée à la céramique.
Les céladons furent très à la mode dans toute l’Europe. Cet engouement tenait certainement à cette couleur indéfinissable et changeante. Il me plaît de croire que dans son film Les Amours d’Astrée et de Céladon, Éric Rohmer a su retrouver quelque chose de cette couleur dans les traits androgynes d’Andy Gillet.

6. Bref, puisqu’il faut l’être, une approche disons ésotérique de la céramique ne m’intéresse guère. Je préfère y voir un vecteur culturel extraordinaire, universel et transhistorique. La céramique raconte des histoires. Elle transmet quelque chose des paysages d’où sa matière fût extraite, des sociétés qui l’ont travaillée. Et c’est valable pour une pièce rare du musée de Taipei autant que pour un bibelot commémoratif chiné à Trois-Rivières.





(1) Sophie Jama, Anthropologie du rêve, PUF, p. 78
(2) Charles Huit, La vie et l’œuvre de Platon, tome 1, p. 199
(3) Jean Douchet, Connaissance de Mizoguchi, FFCC, 1964.

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