André FORTINO 

André Fortino, Les images transcendées
Par Guillaume Mansart

Bien qu'entendu, il est toujours assez plaisant de citer Jean Baudrillard quand on veut faire le constat de l'« hyper-réalisation » du monde contemporain. Prophétiques et lumineux la plupart de ses textes décrivent le naufrage d'un réel déclassé par son image et ses données. Dans Le Crime Parfait (1995), le philosophe, mort en pleine explosion de Google, Facebook, Youtube et du Big Data, écrit  : « Le crime parfait, c'est celui d'une réalisation inconditionnelle du monde par actualisation de toutes les données, par transformation de tous nos actes, de tous les événements en information pure – bref : la solution finale, la résolution anticipée du monde par clonage de la réalité et extermination du réel par son double. » Ceci étant posé, et puisqu'il y est question d'ouvrir de nouveaux champs d'appréhension du réel, on pourrait regarder la dernière œuvre d'André Fortino et se demander en quoi elle est un espace sensible qui parvient à échapper à cette « résolution technique du monde ».

L'exposition Nuit Flamme qu'André Fortino réalise au Frac Paca, prend appui sur une installation vidéo. La séquence, ténue, ne dure à l'origine que quelques secondes, elle montre un jeune homme torse nu, le regard absent, et qui tient contre sa poitrine deux torches allumées dont les flammes ardentes lèchent jusqu'à son visage. La vidéo a été tournée par l'artiste au Sud de l'Inde durant un rituel de Theyyam. Plusieurs semaines durant, la nuit, André Fortino a sillonné les villages de l'État du Kerala pour assister à ces cérémonies « archaïques » saisonnières que des communautés aborigènes font perdurer depuis plus de quatre millénaires. Lors de ces rituels, des chamanes entrent en contact avec les mondes invisibles afin d'attirer la bienveillance des dieux. Des hommes maquillés, costumés, deviennent des divinités, tandis que d'autres font offrande du feu. Des heures de vidéos qu'il a tourné, l'artiste n'a finalement gardé que quelques secondes, étirées à l'infini : un jeune homme et ses torches de feu dont la présence, malgré son corps à l'écran, semble exister dans un monde invisible. André Fortino a vécu la puissance spirituelle de ces moments d'incantations, il a partagé l'expérience troublante de la modification de conscience et c'est ce seul moment extatique qu'il choisit de conserver.

Fasciné par le voyage transcendantal de cet homme autant que par l'énigmatique résistance de ces quelques secondes d'images, l'artiste, de retour en France, isole la séquence, la regarde mille fois, et à la manière du héros du film Blow-Up qui agrandit encore et encore sa photographie jusqu'à ce qu'elle livre son secret, la passe au travers du prisme de la technique pour lui appliquer un ralenti logiciel surpuissant.
Techniquement, un ralenti en « flux optique » est à proprement parlé une simulation, des images virtuelles sont générées par un logiciel de montage en vectorisant le déplacement de chaque pixel entre deux « vraies » images consécutives. Cette interpolation permet de dilater une séquence en composant un « espace-temps virtuel ». L'artiste opère par syncrétisme, il convoque un pouvoir hyper-réel technique et l'applique à une séquence de transe spirituelle.

Après quelques minutes d'exécution de millions de calculs, ce que l'ordinateur finit par livrer à l'artiste n'est qu'une sorte d'échec de la simulation. Dans cette tentative d'étirement infini du temps, malgré la puissance des calculs, malgré la vectorisation, les pixels, l'interpolation et tout le reste, le feu résiste à son double. Les mouvements aléatoires de la danse des flammes échappent à la prise en charge du logiciel qui produit dès lors d'étranges taches ne cessant de chanceler et se confondant parfois avec le visage du jeune porteur de feu.
Il y a dans ce rendu une forme de matérialisation, par la faille technologique, d'une rencontre surnaturelle. L'échec de la simulation compose, pour l'artiste, l'image d'une extase mystique. Faisant l'essai d'une restitution par la vidéo d'un moment frôlant les limites de l'appréhension « rationnelle » du réel, André Fortino convoque une technologie impuissante qui dans son échec donne forme à ce que seul l'esprit, en présence, pouvait saisir : une mystérieuse union.

Pour illustrer son concept de « résolution technique du monde », Jean Baudrillard cite The Nine Billion Names of God, une nouvelle d'Arthur C. Clark publiée en 1953 (bien avant Google, Facebook, Youtube et le Big Data). Dans celle-ci une communauté de moines boudhistes qui travaillent depuis des siècles à découvrir le seul vrai et unique nom de Dieu en appliquant des méthodes de transcriptions et de codages lentes et laborieuses font l'acquisition d'un ordinateur. Et grâce à l'aide de deux ingénieurs, ils parviennent à programmer la résolution de millions de combinaisons possibles. Selon leur croyance, une fois leur tache accomplie, le monde perdra son sens et « disparaîtra ». Après trois mois de travail, les deux ingénieurs informaticiens incrédules quittent clandestinement le monastère juste avant la fin des calculs par peur de la réaction des moines. Sur le chemin de leur fuite nocturne, levant les yeux au ciel, ils observent stupéfaits qu'une à une les étoiles s'éteignent « pour la dernière fois ».
La vidéo autour de laquelle se construit Nuit Flamme pourrait figurer la fin « heureuse » de cette nouvelle. La fable prendrait alors sens quand la puissance technique ne parviendrait pas à exécuter son plan d'achèvement. Quand la mise en données absolue de l’univers échouerait. Quand les quelques secondes de réel retrouveraient par le bug ce qu'elles ont perdu dans l'image : la puissance de leur présence au monde. Alors seulement perdurerait l'infime espoir que la réalité pourrait sans doute subsister encore sur quelques territoires impénétrables.


 
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