André FORTINO 

ÇA NAGE
Quelques remarques sur le travail d’André Fortino par Stéphane Sauzedde, octobre 2009

Il faut imaginer. Je suis avec d’autres personnes, sur la terrasse de l’école d’art d’Annecy et il fait très beau. Nous regardons tous le lac, le large lac, et presque en son centre, maintenant, on aperçoit deux bras qui moulinent, qui crawlent. Le nageur s’est éloigné très rapidement du bord et il trace droit, en direction de l’autre rive, du moins on peut le penser, l’autre rive, éloignée d’environ deux kilomètres. Derrière le nageur un large V se dessine dans l’eau parfaitement lisse - comme l’onde émise par le passage d’un bateau, comme le vol d’oies sauvages aussi, je me dis. Ce V happe le regard, le bloque, et je ne quitte pas des yeux la pointe de ce V, son angle aigu, fiché quelque part là où ça nage ; je pense dans la nuque du nageur. La scène est sidérante. Il nage, il va traverser le lac, il traverse le lac. Il a traversé le lac. J’ai rencontré le travail d’André Fortino alors qu’il décidait de passer son diplôme de fin d’études, à Annecy, en bouclant la boucle qui l’avait conduit, cinq années, plus tôt a arrêter le water-polo et à entamer une formation en école d’art. Arriver comme nageur, repartir comme nageur – de l’eau comme matière, élément primordial, matrice, de l’eau qui permet le passage. D’accord. J’accuse réception. C’est donc de cela dont il s’agit. Il y a plusieurs autres moments, des oeuvres, dans lesquelles ou pour lesquelles ça se passe comme ça. A Marseille, à Artorama, un personnage – André avec un masque de cochon – se déplace, touche ce qu’il y a à toucher, s’assoit, attend, se place sous la lumière. C’est un porc au milieu du monde. Dans un triptyque vidéo, avec des geste posés, précis, presque doux, un homme, cheveux courts, gris, le père, sniffe de la cocaïne avec l’artiste – André. Deux fois deux traits. Dans un tableau, trois personnes, c’est la famille qui est là. En chemise de nuit ou en peignoir de bain, la famille est immobile. Regarde-t-elle des enfants qui ouvrent leurs cadeaux de Noël ? Est-elle immobile dans le salon, à 20 heures, alors que TF1 commence la messe ? Ou bien peut-être que ce n’est rien, que ce n’est au départ qu’une photo ? Maintenant la peinture donne la présence des corps, les corps plein d’eau, plein d’humeurs, plein de trouble – et cela n’a rien d’agréable. Mais pour quelles raisons cela devrait-il être agréable ? Dans une grande salle, André se lave, se rase, la barbe, le torse – autour de lui, comme si ce n’était pas assez poisseux de le voir, précisément là, tendu et distinct, déterminé comme s’il devait tuer un chien, autour de lui donc, d’immenses vidéo projections de sites pornographiques. Et à l’entrée de la salle, un videur qui ne laisse entrer que les hommes blancs hétérosexuels. Oui, blancs et hétérosexuels. André termine sa toilette, gobe un cachet, du viagra, et sort de la salle. Etc. Etc. Ce travail, pour ce que j’en saisis et arrive à formuler, n’a rien à voir avec le tragique, rien à voir avec la souffrance et le pathos non plus. Certes, il est question de famille, de rite, de père et de fils, certes il y a des gestes comme des baptêmes, des passages par le noir, des entrées dans des bains. Certes il y a quelque chose de la brutalité des mythes primitifs, mais il n’y a rien d’Euripide, de Sophocle ou d’Eschyle. Le travail d’André Fortino ne vise pas à former des symboles, à représenter ceci ou cela. Il ne cherche pas à articuler une histoire (comme celle des dieux et des hommes chez les Tragiques) – il ne rabat pas les signes sur des états d’âmes ou des questions d’humeurs. Il est tout simplement brut. A prendre ou à laisser. Hors de toutes négociations. Et à vrai dire, s’il peut se le permettre, c’est qu’il ne demande rien à personne – il fait ce qu’il a à faire, il prend ses responsabilités, et vous (moi, vous, nous) vous n’avez qu’à prendre les vôtres. C’est pour cela, je crois, que ce travail est si informe – au-delà des formes je veux dire. C’est pour cela aussi qu’il avance uniquement par expériences (celles de l’artiste ; celles des spectateurs pendant les actes ou face aux objets ; celles de ceux qui sont disponibles alors qu’ils se penchent sur ce travail, où qu’ils soient.) Et c’est pour cela également qu’il apparaît si intense – tremblant – parce qu’on sait que l’expérience, à la différence du divertissement, n’existe que pour transformer celui qui s’y soumet – et que personne ne sait en quoi, une fois l’expérience passée, il sera effectivement transformé. Encore une fois, c’est comme ça. Ce travail est là. C’est comme ça.


 
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