André FORTINO 

ID du corps
Par Laurent Charbonnier

«Le risque seul suffit au désintéressement», Stéphane Mallarmé.

Il est souhaitable en premier lieu de planter le décor: un homme affublé d’une tête de cochon pénètre dans l’ancien hôpital de Marseille alors désaffecté et promu à devenir (ce qu’il est réellement devenu) un hôtel de luxe (tout un symbole).

Cet homme va parcourir cet édifice de manière convulsive et, semble-t-il, désordonnée, il va en inspecter les moindres recoins et en explorer (dans le sens plein du terme) corporellement les espaces et les objets.

C’est comme si ce lieu abandonné, ce champ de ruines hospitalier devenu inhospitalier, encombré de reliques et d’objets devenus sans objet, était à présent libre de droit et pouvait être convoqué selon d’autres logiques ou plutôt hors de toute logique par un rite archaïque païen et dionysiaque.

L’objectif de cette déambulation reste donc volontairement obscur et sans logique apparente, seules la détermination, l’impatience et l’énergie que déploie ce personnage hybride au masque de cochon (forme contemporaine du Minotaure dont Focillon disait qu’il était à l’image de l’artiste moitié verbe et moitié chair) font récit. «Le masque, disait Michel Foucault, fait du corps un acteur utopique, il fait rentrer le corps en communication avec des pouvoirs secrets et des forces invisibles, le masque transforme le corps en énigme, en langage secret et sacré, qui lui octroie la violence des dieux et la vivacité du désir, il le place dans un autre espace, un fragment d’espace imaginaire. »

André Fortino crée en effet un espace imaginaire au sein de cet espace désaffecté et improvise au gré de ses intuitions, de ses rencontres et de ses découvertes des actions incongrues et grotesques.

Tantôt rageur et tantôt attendri, tantôt observateur et tantôt acteur, tantôt destructeur et tantôt créateur, Il y a dans ce personnage une puissance d’affirmation enfantine faite de doute, d’émerveillement de violence et de fragilité, la puissance désordonnée de l’enfance dans les fragments.

À propos de l’enfant et de son rapport au monde et aux choses Walter Benjamin disait: «À peine vient-il à la vie et il est chasseur, il chasse les esprits dont il flaire la trace dans les choses, son champ de vision reste désencombré des hommes, il en va pour lui comme dans les rêves, il ne connaît rien d’assuré, tout ce qui lui arrive, pense-t-il, vient à sa rencontre, le frappe (…) sa faculté d’imagination est le don de découvrir dans chaque intensité, envisagée comme extensible, sa plénitude nouvelle auparavant comprimée. »

André Fortino semble, à l’instar des enfants, revenir aux fondements archaïques de notre culture, s’inscrire corporellement dans le réseau indiciel des objets et des espaces, sans hiérarchisation ni classification, seules les palpitations de ce réseau, son affleurement dans le réel, sa porosité même semblent être son souci, il redonne à ce lieu et aux objets qui l’occupent une plénitude existentielle nouvelle.

Il crée en fait des contre espaces : «ces utopies localisées que les enfants connaissent bien, c’est le fond du jardin, le grenier, le lit que l’on transforme en océan puisqu’on peut y nager entre les couvertures, » Michel Foucault, c’est le plaisir de création.

Il s’agit donc ici d’explorer ce qui se situe aux limites extrêmes du dicible, jouer en abandonnant toutes les certitudes de l’organisation de la pensée habituelle, s’abandonner au ruissellement des choses et au ruissellement de la vie, faire don de soi à la relation.

Hôtel-Dieu est une création progressive qui s’est faite dans le temps et avec le temps, une œuvre en cours qu’André Fortino a conduite sans doute là où il souhaitait mais qui la conduit également là où il ne savait pas, non parce qu’il s’est laissé dériver par une force furieuse, mais parce que cette force entraînante est sa manière d’être en avant de soi, de se précéder, l’avenir même de sa lucidité en voie de transformation

André Fortino n’avait sans doute pas dans sa tête Hôtel-Dieu avant de commencer peut-être parce que cette tête n’existait pas encore.

André Fortino démontre à l’instar de Nietzsche que la plus haute vérité c’est que le monde est sans vérité préexistante, que la plus haute vérité c’est que seule la liberté est créatrice et que la réalité de la vie se résume à la puissance de nos actes.

Nietzsche disait que « l’homme qui aime puissamment l’existence, en qui la puissance créatrice s’affirme regarde l’abîme sans vertige en affirmant la haute puissance charnelle et terrestre de l’existence. »

Hôtel-Dieu et André Fortino nous en donnent une démonstration plastique saisissante.


 
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