Voyage en corps subtil
Par Claire Astier
Face à la dépouille d’un renard dont ne subsiste que le pelage soyeux flottant dans l’espace, l’artiste l’air concentré s’interroge; puis déterminé, s’avance vers elle, attrape délicatement la patte fragile et embrasse de son corps la douce fourrure. Lové contre elle, les yeux clos, il initie précautionneusement les pas d’un slow caressant. Dans Belle vie (2014), le geste tendre esquissé par l’artiste envers le magnifique oripeau suggère un acte de réconciliation réparateur, comme si l’émotion suscitée par la danse amoureuse, parée du sublime que l’image romantique lui confère, était d’une immensité telle qu’elle pouvait absorber l’humanité, son incomplétude tout en la laissant se reconnaître dans la déchirure sur laquelle elle se construit par la négation de son animalité.
Ici ça tressaille, rictus et tremblements aux coins des lèvres, ça frôle le ridicule ! Et dans ce rire qui rôde toujours par là, il y a l’effroi à la vue du danger imminent qui met à mal la stature humaine lorsque l’étreinte fait surgir une possible érotique animale entraînant avec elle dans un flou enivrant autant qu’effrayant un mélange des genres et la possibilité d’une partition dissonante du monde. Le débordement sourde à nouveau tandis qu’un homme s’essaie à un râle mélancolique et bestial en hommage à l’animal dont il porte les bois, improvisant pour lui un rituel macabre (1) ; ou encore lorsque des amoureux les yeux dans les yeux s’étreignent les mains, manquant de justesse de faire basculer la scène dans le mélo (2).
Tandis que le rire affleure, André Fortino est déjà ailleurs. Il poursuit son geste, le mène à son terme. S’il ne chute pas dans l’absurde ou l’idiotie c’est simplement grâce à la force de l’honnêteté qui le meut au cœur du régime d’émotions brutes dont il se fait l’instigateur alors qu’il s’anime et se met en tension. Perceptible jusque dans les tressaillements de sa cage thoracique qui bat la mesure de son errance (3), son intention le laisse hagard, avide de plus, avide de fonte, de dissolution, avide d’appartenance à l’ « ici et maintenant », poursuivant sans doute quelque chose qui n’est jamais énoncé ni à aucun moment ne semble être atteint.
André Fortino reprend en charge la figure moderne et obsolète du romantisme, de sa quête d’absolu afin de créer l’économie nécessaire à la poursuite d’un essai humaniste dont le projet serait de reconsidérer le postulat hégélien définissant l’humanité par la négativité de la Nature ou de l’Etre donné et à la suite duquel Kojève écrit que «l’homme est une maladie mortelle pour l’animal (4)». Si la pratique de l’artiste évoque et gratte ces fondamentaux philosophiques, lui-même se détourne de ce langage, préférant puiser à pleines mains directement dans nos entrailles, là où se loge la «césure intime (5)» qui en chacun de nous définit ce qui est de l’humain de ce qui est de l’animal.
L’animalité ici n’est pas le but mais un abri de passage et un territoire d’emprunts pour l’artiste qui par mimétismes, états modifiés de conscience et manteaux de fourrures reconsidère cette division fondamentale. Cet apparat lui confère tout autant l’autorisation de s’approcher d’états rejetés au loin par la doxa civilisatrice que des formes et des imaginaires communs permettant de les partager. En effet les animaux dont l’artiste s’entoure et se pare tout autant que les paysages qu’il traverse sont vécus à travers le prisme de l’art et tenus à distance hors des artifices civilisateurs du connu, afin qu’ils restent sauvages, fulgurants, fabuleux, violents. Ainsi c’est moins la Nature et sa vie animale mais son image romantique que l’artiste élève au rang de grande inconnue afin qu’en elle subsiste la réserve d’exotisme qui lui permette de redéfinir des filiations, des images et un espace transitoire de l’informe.
L’inhibition de la sauvagerie constitue le substrat de la tradition humaniste qui a dessiné un être humain domestiquant les transes libératrices qui se croisent en lui. Pourtant dans un coin du miroir humaniste se profile la nuque, dont le ploiement élégant révèle l’injonction de régulation des instincts. Le joug repose sur nos épaules et porte les couleurs de la responsabilité qui nous échoie en tant que civilisation.
Mais paradoxalement il soutient aussi la «brutalité guerrière et impériale (6) » qui a la charge de réguler les échappées furieuses, jouissives, créatrices. A la domestication et au dressage des corps, André Fortino répond par l’apprivoisement de ses forces, le délicat assemblage d’effluves musquées, la sculpture de son corps en voyage vers l’impensé dont l’antre révèle les restes, des peaux et des idées en gestation.
Dans cette cabane symbolique, sous le masque végétal, à poil ou synthétique, des choses se passent : plonger dans ce chaos, vivre la confusion et le trouble et en revenir nécessite de se bâtir un vaisseau. André Fortino s’est érigé pour cela un corps, corps médium, creusé par le souffle, moulé par l’effort, la concentration et formé par le désir. Lui-même se fait corps, un corps confié à l’entre, corps coquille, corps empreinte, corps évidé pour devenir membrane vibrante. Il est un corps qui se laisse posséder et pénétrer, et semblable à une peau tremblante à la subtile transparence, laisse entrevoir des liens et résonner des accords étranges afin de nous ménager des accès à un ailleurs informe et sauvage. C’est un corps métonymique à travers lequel chacun d’entre nous peut regarder passer le désordre, s’en faire une idée et se demander à quel moment il a décidé de faire de sa propre puissance et de sa propre inclinaison à la sauvagerie, un petit animal domestique.
Claire Astier, août 2014
1 La grammaire fauve, 2014, 47mn.
2 Hôtel Dieu/Les Paradis Sauvages, 2011, 45', présenté dans l’exposition Rendez-vous 13, Institut d’art contemporain, Villeurbanne/Rhône-Alpes, 2013.
3 Ibid.
4 Alexandre Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, Paris, Gallimard (1er éd. 1947), 1979.
5 Giorgio Agamben, L’Ouvert – De l’homme et de l’animal, Paris, Edition Payot & Rivages (1er éd. Turin, 2002), 2006
6 Peter Sloterdijk, Règles pour le parc humain, Paris, Mille et une nuits (1er éd. 2000), 2010
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