Philippe FANGEAUX 

Le ciel serait rouge
Souvenirs de Philippe Fangeaux

Il n’est pas impossible d’être témoin d’une déviation anormale dans le fonctionnement latent ou visible des lois de la nature.
Lautréamont, Les Chants de Maldoror, chant quatrième.

Le ciel serait rouge. Quelques nuages blancs et roses l’animeraient, avec un pan bleu et l’autre gris. Une mer verte et blanche s’étalerait au dessous. Un îlot rocheux en surgirait, sombre, et devant, une barque vide – blanche avec un entourage bleu et deux liserés, l’un rouge, l’autre noir – . Sur la gauche, les branches noires d’un arbre sans feuilles se détacheraient contre le ciel rouge.
Sur le rivage, une femme nue serait allongée sur le dos ; elle protégerait ses seins de son bras gauche, plié. Sa jambe gauche, étendue, couvrirait sa jambe droite repliée en dessous, à même le sol. Elle relèverait son côté gauche, rendant son sexe pleinement visible. Là, sa peau plus blanche, d’ordinaire cachée par un maillot de bain, soulignerait le bronzage du reste de son corps. Un vernis rouge recouvrirait les ongles de ses pieds. Une paire de chaussures marrons serait posée par côté ; plus loin, un bouledogue, marron lui aussi, s’étirerait ou reniflerait le sol. Vu de derrière, il se camperait sur ses pattes postérieures, bien droites. Son ombre serait jaune.
Sur la droite, une plateforme brune surplomberait la mer. À l’arrière seulement, deux baies vitrées prises dans un mur jaune et bleu la fermeraient ; elles encadreraient une vue de la côte rocheuse, claire, qu’à cet endroit un ciel gris dominerait. Sur la plateforme, un homme se tiendrait debout ; il revêtirait un T-shirt clair et un blue-jean aux bas retroussés, qui découvriraient des chaussures noires. Son bras droit replié, il porterait sa main à sa tempe. Une ombre verte parcourrait son bras gauche, dont la main disparaîtrait dans la poche de son jean. Il regarderait en direction de la femme nue.
Elle, elle regarderait droit au dessus d’elle – le ciel rouge, sans doute.

Ces chaussures sont comme des fantômes de chaussures. Quelques courbes hâtives en indiquent les contours ; elles sont plus ou moins épaisses, la charge de peinture prise sur le pinceau diminue graduellement, jusqu’à épuisement. La mer est brossée à grands coups horizontaux, se recouvrant par endroits. Ils laissent apparaître ça et là le blanc de la toile préparée – écume ici, plage ailleurs. Les différentes zones du ciel, l’arbre, la mer, l’îlot, la barque, le corps de femme étendu, le rivage, le chien, l’architecture, l’homme debout, les rochers : ces représentations hétéroclites morcellent le tableau en autant de parcelles contiguës. Autant de journées d’un peintre à fresque.

L’eau et la terre se rencontreraient dans ce paysage. Des cailloux gris, bruns et verdâtres peupleraient une terre brune, qu’une eau bleue, grise ou noire cernerait. Derrière un nuage, le soleil se devinerait ; le reste du ciel serait bleu-gris, bleu, blanc-brumeux. L’extrémité d’une branche garnie de feuilles apparaîtrait sur la droite. Un long pont rouge, obscurci par endroits, s’enfoncerait en oblique sur la gauche ; il barrerait l’horizon.
Sur une étroite bande de terre, se tiendraient un homme (à gauche) et une femme (à droite). Ils seraient debout, l’homme de face, la femme de trois-quarts. Leur tête paraîtrait légèrement trop grosse par rapport au reste de leur corps. Chacun regarderait devant soi… et ils se tiendraient par la main. L’homme porterait un gant jaune à sa main droite. La main gauche de la femme aurait disparue – soit que, gantée de bleue, elle se serait fondue dans l’eau contre laquelle elle aurait dû se détacher, soit parce qu’elle n’existerait pas. Des confettis multicolores parsèmeraient les cheveux de l’un comme de l’autre, leurs pulls (vert pour l’homme, bleu pour la femme), le sol, et la large pierre verdâtre qui masquerait les pieds de l’homme.
À l’avant, l’eau s’agiterait, à la fois noire, bleue grise et verte ; elle se calmerait brusquement lorsqu’elle rejoindrait la vaste étendue d’eau noire qui ceinturerait le reste de la bande de terre. Sur cette eau agitée, juste au pied de la pierre verdâtre, un navire voguerait ; la coque en serait noire, le pont blanc ; quelques signaux rouges orangés y brilleraient. Il serait minuscule… grand comme les pieds de la femme. Au loin, sur le pont rouge, à droite, plusieurs silhouettes sombres se découperaient sur le ciel bleu brumeux. Plus en avant, trois papillons jaunes voleraient.
Une zone bleue – d’un bleu qui ne serait ni celui des blue-jeans de l’homme, ni celui de la jupe longue ou du pull de la femme, ni celui du ciel, ni celui de l’eau – occuperait l’espace entre l’homme et la femme. Uniforme, elle resterait indescriptible.

Ces journées du peintre sont autant de visions unifiées dans l’espace perspectif du tableau. Pour autant, leur assemblage obéit à ses propres lois en terme d’échelle relative. Ce monde est aussi élastique que celui d’Alice rétrécissant et grandissant à volonté, ou de Maldoror recueillant le récit d’un cheveu géant. Si les arches du pont découpent l’espace et le scandent avec une rigueur géométrique, les corps sont disproportionnés. Le navire l’est bien plus encore, réduit à la taille d’un jouet. Il est bien tentant de l’associer à la nappe noire qui s’étend, mais comment un simple joujou pourrait-il en être responsable, ailleurs que dans un monde visionnaire ? Ces variations d’échelle répondent à une nécessité ; le navire doit être là, il doit être visible, et ne peut être relégué à l’arrière plan ; à l’avant du tableau, à taille normale, il masquerait les personnages. Il ne peut donc qu’être réduit aux dimensions d’une maquette, ce qui ne nuit en rien à son efficacité. Profanes conduits à approcher le sacré, les donateurs apparaissent au premier plan des retables, plus petits que les saints qu’ils honorent – privilège du commanditaire, et affirmation de l’infériorité du monde temporel. Aussi, les objets ou personnages réduits entourant la figure d’un dormeur indiquent traditionnellement l’espace du rêve.

Des montagnes rosées s’élèveraient à l’arrière d’un vaste champ de neige. Au dessus, le ciel serait bleu, de deux bleus distincts, l’un éclatant, l’autre lavé ; seuls deux éléments plus blancs viendraient le troubler : à droite, le cercle imparfait de la lune, et à gauche, la traîne qu’aurait laissée le passage d’un avion. Une large boule irrégulière, comme le corps rongé d’un bonhomme de neige décapité, servirait de borne, délimitant le champ de neige. Au-delà, au pied des montagnes, émergerait un îlot de terre. Il porterait une baraque, ou peut-être un hangar ; une simple ossature de poutres brunes en formerait les murs et le toit ; la porte, sur le petit côté, demeurerait fermée. La construction pourrait être transparente… ou peut-être pas ; il faudrait admettre cette indécision. Transparente, elle serait emplie d’une matière cotonneuse indistincte, blanche et bleue ; opaque, un badigeon bleu et blanc la recouvrirait, laissant les poutres apparentes. Aussi, une vingtaine de larges tâches circulaires s’étaleraient sur le grand mur… elles seraient rouges, oranges, vertes, brunes, noires. Certaines dégoulineraient, d’autres paraîtraient plus solides.
Sur le champ de neige, à droite, un personnage se tiendrait debout ; il serait chaussé de skis et revêtirait une tenue de sports d’hiver rouge, noire et verte. De trois-quarts, il tournerait son buste en direction de la baraque ; pour tout visage, on ne verrait que l’arrondi de sa joue gauche et le bonnet recouvrant l’arrière de son crâne. Venues de toutes part, des flèches transperceraient son corps. Il y resterait indifférent, ou, pour le moins, il ne donnerait pas l’impression d’en souffrir ; pourtant, à ses pieds, du sang rougirait la neige.
Encore plus à droite, à l’arrière, il y aurait des pingouins… cinq étendus dans la neige, quatre debout. Il se pourrait que les masses noirâtres à terre, au pied du hangar, soient aussi des pingouins.
Un filet de protection en matière plastique orange surgirait de la gauche. Planté dans la neige par deux fins piquets rouges cerclés de noir, il se déroulerait en molles ondulations.


Visions, donc. Une œuvre de Robert Filliou s’intitule J’ai vu Shakespeare sur une Vespa ; ici, ce serait plutôt J’ai vu Saint Sébastien à skis avec des pingouins morts. Mais cette vision est aussi la mise en œuvre des possibilités d’un langage tiré de l’histoire de la peinture. Il se déplie en une syntaxe heurtée, dont le mot-valise du titre, Mêmepamal, est un écho. En tenue de ski, Saint Sébastien (thème classique s’il en est) assiste de loin au grand combat de l’informe et de la géométrie (dont des pingouins sont semble-t-il les victimes collatérales). Comme il se doit, son corps est percé de traits. Des tâches colorées, que l’on jurerait être des impacts de paint-ball, maculent la façade du hangar. La construction, à l’ossature rectiligne et modulaire, contient à grand-peine une masse gazeuse bleue, posée en deux spirales diluées sur la réserve de la toile blanche. La boule de neige, comme le disque de la lune, sont irréguliers, rongés. Le gant du skieur, anguleux et roide comme une pièce d’armure, détonne avec les plis fluides de son pantalon. Le ciel hésite entre un bleu incertain, embrumé de blanc, et l’aplat sans aspérités ; la frontière de cette indécision est marquée à coups de brosse irréguliers. Le filet de protection est tout sauf un filet : c’est une grille, l’instrument par excellence de découpage du visible tel que l’enseigne le métier académique – mais une grille fuyante, amollie, déformée et pervertie, qui ne quadrille que l’étendue informe de la neige.

L’incendie ferait rage. Rouges, orangées, jaunes, roses, les flammes dévasteraient une végétation d’un vert tendre ; elles lâcheraient des masses de fumée grise et bleue. Des cendres voleraient. Des escarbilles allumeraient les branches d’un grand pin ; le feu attaquerait un tronc noirci. Il menacerait le reste du paysage, au cœur d’un massif de montagnes. Cela se passerait en Corse, peut être… en Méditerranée, en tout cas. Il y aurait des pins, des herbes sèches, des pentes caillouteuses, des ravins et des sommets.
Trois personnages se tiendraient dans la clairière que l’incendie laisserait encore intact ; aucun ne semblerait troublé par l’approche du feu. Deux d’entre eux apparaîtraient de dos ; ce seraient sans doute de jeunes garçons. De l’un, le plus proche, on ne verrait que la tête et les épaules ; une lumière crue l’éclairerait, semblable à celle du flash d’un photographe. Sur sa gauche, un liseré bleu cernerait son T-shirt blanc. L’autre, debout au bord du ravin, se tournerait vers les montagnes. Un large disque, d’un rouge intense et pâteux, occulterait sa tête. Sur sa gauche, une zone jaune-vert se développerait ; on ne pourrait dire d’où elle émanerait – du ravin, des pierres à ses pieds, de lui-même, ou d’ailleurs.
À égale distance des deux garçons, une fillette serait debout, de face. Elle porterait un maillot de bain une pièce… rayé de trois bandes horizontales, rose, orange et brun. Tout autour, un liseré de peau plus blanche trancherait avec son corps bronzé. Ses jambes à peine écartées, elle serait solidement campée dans une bassine d’un bleu vif. Elle regarderait droit devant elle. Elle sourirait. De ses bras largement ouverts, une main se tendrait vers l’incendie, l’autre vers la zone jaune au dessus du ravin. Cette pose lui donnerait à la fois l’insouciance d’une enfant par une belle journée d’été et la puissance d’une divinité païenne fichée en terre. Des cendres s’éparpilleraient au dessus de sa tête.
Perpendiculaire à l’axe que formerait la lisière de l’incendie, une mouette volerait.


Visions accolées, ruptures d’échelle, variations techniques – Philippe Fangeaux recourt à l’éventail des possibilités offertes par la peinture. Le tableau est un espace d’utopie, tout peut y advenir, y compris une forme abstraite flottant au dessus d’un ravin. Et pourquoi la répéter, lorsqu’il y a tant d’autres choses à ajouter ? Ses tableaux sont pleins à en éclater ; tendus, le drame et le grotesque y entrent en collision en permanence. Que vient faire ici cette mouette égarée, Canadair dérisoire face à l’incendie ? À moins que le titre, Baptême du feu, ne donne un début de réponse. À moins aussi que l’ensemble des interprétations imaginables soit valide, faisant du tableau une inépuisable machine à produire de la narration.
Posé à la surface de la toile, le regard enregistre la succession d’images disparates. Les passages qui se font jour de l’une à l’autre plongent le spectateur dans une longue rêverie dont il est difficile de s’extraire. Ce parcours horizontal se double d’une plongée en profondeur, induite par les ruptures techniques. La zone abstraite jaune-vert brossée à grands coups, le disque rouge empâté, la géométrie du maillot de bain, les cailloux ou les herbes sèches forment autant de motifs autonomes. Ces motifs ressemblent à d’infimes détails démesurément dilatées. Ce qui ne serait ailleurs que quelques touches permettant d’indiquer une infime variation dans un ciel ou dans une carnation est ici amplifié jusqu’à faire image. Tel rocher, peint comme la copie agrandie d’un détail de peinture, figure en même temps une montagne miniature à lui seul. Pour s’adapter au tableau, l’œil coulisse sans cesse du grand au petit, du motif à l’image, du proche au lointain. Ce double mouvement, en surface du tableau et dans sa profondeur, projette le spectateur dans un labyrinthe vertigineux – un long voyage, immobile et en tous sens. Le procédé rappelle La Vue, long poème de Raymond Roussel, décrivant avec une précision inouïe un bord de mer, la côte, les personnages sur la plage, jusqu’aux gestes des marins perdus sur leur bateau à l’horizon – description d’autant plus impossible qu’elle est celle d’une minuscule photographie « très fine », « imperceptible sans doute », enfermée dans le porte-plume fantaisie de l’écrivain : « Mais tout enfle lorsque l’œil plus curieux s’approche ».

Il y aurait bien d’autres choses encore.



À droite d’une paroi verticale verdâtre, une silhouette noire chuterait dans le vide du ciel bleu. Elle se précipiterait à la rencontre de papiers et de cendres volant de plus en plus nombreux, et de la fumée que l’on devinerait plus bas.

Des fils de fer barbelés occuperaient un monticule sableux ; il cacherait une partie de la scène. Derrière, un soldat, son fusil à l’épaule, se tiendrait près de la masse anguleuse d’un camion militaire vert foncé. Au fond, deux groupes de personnes seraient rassemblés au pied de grands bâtiments, bardés d’antennes. Dans le ciel teinté de nuages rosés, un hélicoptère s’apprêterait à atterrir.

Un homme entièrement vêtu d’une longue robe blanche serait à demi étendu sur un sol gris, en appui sur ses bras. Derrière lui, une explosion retentirait ; les flammes, la fumée et la poussière monteraient haut dans le ciel et l’envahiraient. L’explosion se situerait exactement dans l’axe de son corps, de sorte qu’elle paraîtrait émaner de lui-même – de son torse, plus précisément.

Dans une vaste plaine blanchâtre et désertique, un corps calciné reposerait sur le sol, les membres écartés. Deux lignes parallèles et noirâtres s’enfonceraient dans le paysage ; l’une passerait par son bras droit et son cou, l’autre par son genou droit et sa cuisse gauche. Quelques amas bleu foncé entoureraient le cadavre.

Brune et noire, une sandale flotterait sur une eau bleue ; cinq autres objets difficilement identifiables l’accompagneraient – deux rouges, deux jaunes, et un vert.

Sur un cours de tennis en terre battue, la marque de l’impact d’une balle interromprait le déroulement parfait des lignes blanches délimitant l’aire de jeu.

Visions d’après-coup ou visions « aidées », ces six petits tableaux rejouent autant d’images d’actualité fugitives, vues à la télévision, et peintes de mémoire. Le monde de Philippe Fangeaux s’ordonne à partir de ses souvenirs – souvenirs personnels (de voyages, de paysages, de personnes – d’expériences), ou souvenirs communs, tirés aussi bien de l’histoire de la peinture et de la représentation que de la violence quotidienne du monde contemporain, telle qu’elle se diffuse par les images mouvantes et stéréotypées de la télévision. Le tableau est cet espace perspectif où le point de vue unique permet de donner corps à l’assemblage de ces souvenirs ; ils surgissent en autant de visions qui se télescopent, se répondent ou se contredisent, dans un chaos apparent, imitant la manière continue dont jaillissent les bribes de pensée. La nature hétéroclite de ces motifs se redouble dans les manières disparates de les peindre, piégeant le spectateur dans une déambulation où se croisent sans cesse l’histoire de la peinture, l’état du monde, et les expériences propres à chacun.
Le travail de l’artiste consiste à se souvenir du monde, à ordonner ces souvenirs, et à les organiser entre eux à l’aide des moyens qu’il s’est choisi, et qu’il s’est construit

Pierre-Lin Renié, in catalogue Philippe Fangeaux, Un, Deux ...Quatre éditions, co-éditeurs : Chapelle St Jacques, Centre d'art contemporain, St Gaudens; L'atelier des nuages, St Emilion, 2006