Noël DOLLA 

L’écriture d’une exposition
Je connaissais l’œuvre de Noël Dolla uniquement par bribes, jamais dans une vision d’ensemble. Son exposition monographique au MAC/VAL en 2009 m’a fait comprendre à quel point son travail était complexe et diversifié, changeant en permanence de support et de contenu, d’échelle et de volume. Ce qui pouvait sembler à première vue déroutant m’est apparu au contraire très limpide. Son œuvre n’est ni uniforme ni univoque. Il aurait pu comme certains de ses compagnons de route du groupe Supports/Surfaces s’enfermer dans une abstraction matérialiste, ou au contraire renier ses origines en épousant une figuration ferme et définitive. Rien de cela. Depuis 1967 Noël Dolla laisse libre cours à ses recherches, à ses errances assumées. Je n’ai ressenti aucun opportunisme dans cette attitude. Quand il produit sa première Restructuration Spatiale en 1969, personne en France ne parlait encore de Land Art. Ses Silences de Fumée débutés en 1989 n’appartiennent à aucune tendance du moment. Quant à ses Gants à Débarbouiller la Peinture initiés en 1993, ils ne ressemblent à rien de connu si ce n’est à leur intitulé.
Il manquait toutefois à cette exposition un éclairage sur la part politique du travail de Noël Doll. J’ai toujours entendu Noël Dolla exprimer des propos extrêmement engagés (notamment dans des textes envoyés à des proches ou dans des situations de discussions collectives entre artistes), sans avoir jamais pu faire le lien concret entre ses œuvres et la nature de ses positions. Cet espace était d’autant plus vacant à mes yeux qu’une phrase écrite à la craie sur l’un des murs de l’exposition du MAC/VAL (Libérez Julien Coupat) évoquait l’affaire de Tarnac alors sous les feux de l’actualité. Compte tenu du contexte politique de l’époque et des rebondissements de ce feuilleton judiciaire dont Julien Coupat était justement le personnage central, l’intention de Noël Dolla était louable. On peut néanmoins souhaiter toutes les revendications du monde, si l’œuvre présentée n’offre pas un caractère libertaire en s’émancipant elle-même de son propre territoire ou de son propre vocabulaire, l’entreprise semble souvent dérisoire. Et justement, exposée telle quelle, même discrètement, Libérez Julien Coupat apparaissait comme une simple injonction n’apportant rien de pertinent ou d’impertinent sur un plan esthétique au-delà de son propre énoncé. Autant on pouvait ressentir de véritables ruptures dans le reste de l’exposition, autant ce geste semblait exister au bout du compte comme un acte beaucoup moins iconoclaste que bien d’autres pièces voisines, surtout dans le contexte d’un musée dans lequel personne ou presque ne contestera la bonne foi de l’artiste. Cette phrase m’est donc apparue consensuelle, du moins pas à sa place. Ou tout simplement inefficace.
Un joyeux bordel
À partir de ces réflexions vint alors l’idée d’inviter Noël Dolla à réaliser une exposition uniquement concentrée sur la place du politique dans son œuvre. En quoi son travail est-il politique au-delà de l’intention et du discours ? Quels sont les territoires idéologiques qu’il traverse ? Et comment ont-ils évolué au fil du temps ? Noël Dolla s’est toujours revendiqué de gauche, communiste. Mais que veut dire aujourd’hui être artiste et communiste ? Et ce d’autant plus que les liens historiques entre le communisme et les artistes ont toujours étaient complexes. On sait par exemple que la plupart des artistes russes d’avant-garde ont connu une fin de vie lamentable, persécutés sous le joug de Staline et de ses doux camarades. Eric Satie - lui-même communiste convaincu - ne disait-il pas que ses amis communistes étaient des « bourgeois déconcertants », tandis que la presse d’extrême-gauche allemande dénonçait lors de la première exposition Dada à Berlin en juillet 1920 le caractère « misérable, mince et risible des œuvres en comparaison de la véritable lutte du prolétariat », alors que les artistes Dada - surtout pour la branche berlinoise du mouvement - revendiquaient un art révolutionnaire luttant justement pour la destruction du goût bourgeois. Mais au-delà ces faits désormais reconnus par l’histoire, j’avais surtout envie de savoir comment un artiste qui a véhiculé tant d’idéaux politiques issus de la gauche contestataire des années 1960, analyse-t-il avec recul les espoirs qui étaient les siens ? Et comment vit-il le monde de l’art et le monde tout court qui l’entoure ? Noël Dolla est en effet issu d’une génération d’artistes français dans laquelle l’art et le politique se sont croisés autour notamment de Socialisme ou Barbarie, de l’Internationale Situationniste et plus précisément autour de la figure d’Henri Lefebvre. Le rapport idéologique au sein de la gauche a fortement évolué durant cette période, mutant vers une conscience moins doctrinaire tout en conservant des utopies fondamentales. Cette histoire est par contre mal connue dans le milieu de l’art. Et pourtant, en France comme dans beaucoup d’autres pays occidentaux, elle permet de mieux comprendre la mutation esthétique au tournant des années 1960 et 1970.
Une grande partie des enjeux et des débats - souvent contradictoires et opposés - qui ont accompagné cette mutation sommeillent à mon sens dans l’œuvre de Noël Dolla. Du coup, j’avais envie que son travail serve de socle pour une grande réflexion artistique et politique. J’imaginai pour cela une exposition conçue comme une scène en permanente mutation, avec des cloisons mobiles pour un accrochage évoluant au gré des sujets évoqués, le tout sous la forme de sessions/rencontres avec les étudiants et les enseignants de la Villa Arson, comme avec des invités extérieurs. Les œuvres de Noël Dolla auraient servi de matière à discussion, de cas d’étude. J’imaginai également la galerie carrée du centre d’art comme le cadre idéal pour cette exposition/débat. Il était même question à un moment donné que la Villa Arson propose un dossier recherche auprès du Ministère de la Culture pour accompagner financièrement ce projet. Je n’étais pas convaincu par cette perspective. La recherche telle que Noël Dolla la conçoit n’a rien à voir avec celle envisagée par l’AERES (Agence d’Évaluation de la Recherche et de l’Enseignement Supérieur) qui préconise un adossement de la recherche sur des méthodes universitaires alors que Noël Dolla défend une singularité artistique de la recherche. Nous aurions par ailleurs été confrontés à une obligation de résultats face à de possibles financements alors que j’avais plutôt envie d’un « joyeux bordel », non pas en référence à Pierre Bourdieu, mais dans le désir de se laisser aller à une manifestation pleine de vie et de surprises.
Le terme « joyeux bordel » a séduit Noël Dolla, à tel point qu’il est devenu un titre de travail jusqu’à l’échéance du projet. Je lui proposai également de réaliser une publication sous la forme d’un livre sans images, uniquement composé de ses textes politiques. Même si ces derniers peuvent paraître maladroits ou trop passionnels car écrits à la volée, en réaction épidermique à tel ou tel événement, j’y trouvai une belle matière éditoriale en tentant de mettre au jour les liens visibles ou invisibles que l’on pouvait établir entre ses écrits et ses œuvres. J’avais même proposé que cette publication soit réalisée chez Les Prairies Ordinaires ou chez La Fabrique, éditeurs connus pour leur engagement politique. Cela aurait permis de disposer d’une lecture non cantonnée au seul monde de l’art tout en imaginant des collaborations avec ces deux maisons d’édition en invitant certains de leurs auteurs à intervenir dans le cadre de l’exposition.
Cette proposition d’exposition dynamique faite à Noël Dolla me semblait d’autant plus nécessaire qu’elle tombait à un moment charnière de sa vie. L’année 2009 correspondait en effet à son départ de la Villa Arson pour laquelle il fut professeur durant trente-sept ans. Son enseignement a marqué les esprits de nombreuses générations d’étudiants, futurs artistes. Fort en voix, mais capable de véritables soutiens aux plus jeunes, il a toujours lié son engagement politique à celui de son enseignement et vice versa. Ce « joyeux bordel » était donc pensé comme une « pige » après la retraite, non pas comme professeur honoris causa mais comme artiste intervenant ou résident, dégagé de toute charge pédagogique traditionnelle.
Une ambition énorme
Prévue pour l’automne 2012 l’exposition tarde à se mettre en place à cause d’un changement de direction à la Villa Arson et donc de vacance de pouvoir décisionnel. À peine arrivé comme nouveau directeur général de l’établissement en 2011, Yves Robert remet en cause ma légitimité. Il refuse de fait de s’engager sur le projet d’exposition avec Noël Dolla. Le projet reste en stand-by durant de longs mois. Dès son arrivée en février 2012 à la direction générale, Jean-Pierre Simon calme les esprits et, contrairement à son prédécesseur, voit dans l’exposition une bonne occasion de mettre en exergue la vision qu’il se fait de la Villa Arson comme un tout supérieur à la somme de ses fonctions. École et centre d’art constituent des missions conjuguées et non séparées.
Cette ambition pour la Villa Arson correspond trait pour trait au nouveau projet forgé par Noël Dolla durant cette année de latence dans laquelle il a pris le temps d’imaginer une exposition non pas limitée à la galerie carrée comme je l’avais proposé, mais ouverte à tout le centre d’art, ainsi qu’à tous les espaces disponibles (jardins, ateliers, terrasses et même lieux de passage ou de circulation), soit 23 000 m2 de surface de visibilité. Il souhaite que le bâtiment soit magnifié en intégrant totalement le projet artistique. L’architecture devient une œuvre, ou du moins un support pour l’art. Il propose également d’inviter un grand nombre d’artistes afin d’instaurer un dialogue permanent entre leurs travaux et les siens. Il nous demande enfin de produire de nombreuses pièces sur place, dans les ateliers, en impliquant les étudiants, leurs enseignants et différents techniciens en activité. L’ambition est énorme. Le budget prévisionnel de l’opération dépasse les plafonds habituels. Mais Jean-Pierre Simon décide de soutenir cet effort. Mon projet d’exposition réflexive uniquement concentrée sur le champ politique de l’œuvre de Noël Dolla est donc abandonné. Je suis déçu mais surtout très inquiet que cette exposition apparaisse comme un acte d’autocélébration institutionnelle de la Villa Arson par elle-même et par le biais de l’un ses hérauts emblématiques. Avec le recul, force est de constater que j’ai eu tort de m’inquiéter, notamment grâce à la mise en place d’un projet basé sur le rebond et la surprise.
À rebours
Cet effet de surprise a tout d’abord pris forme dans le parcours proposé par Noël Dolla pour déambuler dans la Villa Arson. Deux trajets étaient suggérés, un par l’allée des cyprès (sur le flanc est du bâtiment), un autre par l’allée des cactus (sur le flanc ouest). Il s’agissait dans les deux cas de descendre le plus bas possible dans l’architecture en traversant les grandes coursives labyrinthiques entre les ateliers, puis remonter sur les terrasses intermédiaires pour redescendre vers le pôle numérique, bifurquer vers le centre d’art en y pénétrant par la porte de secours, remonter peu à peu toutes les galeries du centre d’art pour finir enfin dans le jardin principal. Le trajet proposé était exactement à l’inverse de celui que le visiteur emploie habituellement. Aucune signalétique n’était proposée. Le visiteur pouvait se perdre puis retrouver son chemin grâce à la présence des œuvres qui ponctuaient le trajet. Cette modification du sens de la déambulation permettait pour la première fois d’offrir aux publics une vision d’ensemble de l’architecture de la Villa Arson jusqu’à ses parties les moins visibles.
Tous les Mots du Monde, 2013, grande sculpture de près de 10 mètres de hauteur installée sur le grand mastaba de la terrasse sud, était certainement l’œuvre la plus spectaculaire. Conçue comme un paratonnerre, elle était composée d’un pied et d’une structure en inox, ainsi que de 26 plaques de laiton dans lesquelles étaient gravées les lettres de l’alphabet. Ces dernières devaient se modifier à la première foudre tombée. La foudre n’est pas tombée, mais la poésie de l’objet est restée entière : imaginer toutes ces lettres fondre et se confondre dans une sorte de langage universel tel que le Futurisme, Dada ou le Lettrisme l’ont rêvé.
Sur les terrasses dominait Lou Che, 2013, squelette en métal du bateau de Noël Dolla conçu à échelle 1 (210 x 740 x 254 cm) avec l’aide de Thierry Chiaparelli et de Jérôme Robbe dans l’atelier métal de la Villa Arson. Noël Dolla est passionné de pêche. Son bateau est son havre de paix et d’évasion. Il part en mer le plus souvent à l’aube, dans le calme d’un jour qui ne fait que commencer. Plus qu’une forme, c’est un état d’esprit qui prônait sur les surfaces les plus hautes de la Villa Arson, un étendard qui observait le visiteur dès son entrée. Installé sur un socle en béton peint en rouge, et malgré ses dimensions imposantes, ce bateau fantôme flottait totalement entre le ciel et l’architecture. Le titre de la pièce inscrit sur la structure arrière de la pièce grâce à un néon - également de couleur rouge - lui permettait d’être visible de jour comme de nuit.
Beaucoup moins visible, Carnets de Voyage, 2013, consistait en une série de quatorze peintures murales composées de tarlatanes. Elles ont été produites sous des casquettes en béton brut, situées pour la plupart à sept mètres de hauteur, entre la terrasse supérieure et la terrasse intermédiaire. Elles étaient donc visibles uniquement en levant la tête. Conçue pour combler des fissures, simple à transporter, économique et dotée d’une réelle plasticité, la tarlatane est l’un des premiers matériaux utilisé par Noël Dolla à la fin des années 1960 alors qu’il effectuait régulièrement des travaux de peinture en bâtiment. En 1994 il compose avec cette fine bande blanche un lexique de huit signes (Avion, Bombe, Cœur, Étoile, Femme, Maison, Montagne et Sexe/Nuage) qu’il reproduit là où il se trouve, chez lui, dans des chambres d’hôtel, chez des amis, et bien sûr dans des expositions. Pour avoir été témoin de la réalisation sur place de ces quatorze « fresques », ce qui est assez troublant c’est la gestualité quasi chorégraphique que leur exécution a engendrée. Le corps de l’artiste et celui de son assistant - surtout sur un échafaudage à près de 7m de hauteur - obéissaient à des torsions, contorsions que l’on retrouve dans les signes inscrits dans l’architecture, tels des hiéroglyphes oubliés pour de longues années, une écriture fantôme.
Mémoire du Désordre, 2013, jouait quant à elle d’une répétition envoutante. Produite par Pascal Broccolichi et des anciens étudiants de la Villa Arson (Diane et Maïa Blondeau et Simon Nicolas), en collaboration avec le CIRM (Simon Léopold et François Paris), cette œuvre s’est construite à partir des souvenirs d’ambiances sonores éprouvés par Noël Dolla au Portugal en 1974 lors de la Révolution des Œillets. Ces souvenirs sont notamment marqués par le mélange de sons urbains issus de différentes revendications politiques enchevêtrées dans la confusion du soulèvement. À partir de cette « image sonore », Noël Dolla a souhaité utiliser des chants révolutionnaires interprétés par Solo Vahila, pêcheur malgache dont la voix n’est plus qu’un timbre corrodé. Pascal Broccolichi et son équipe ont décidé de travailler à partir de ces deux sources. L’entière surface de la terrasse intermédiaire était envahie, non pas par un unique son diffus, mais par de multiples occurrences en permanence variables que l’on découvrait au hasard de la déambulation. Aucun câblage, aucune enceinte n’était visible. Tout était caché et nous cherchions en vain les lieux de ces cachettes.
Enfin, la pièce probablement la plus incongrue avait pour titre Etais d’Été, 2013. Composée de dizaines de bottes de pailles avec des cactus fixés à l’intérieur et à l’envers, le tout tenu au plafond par des étais métalliques recouverts de plumes et de goudron, elle égrenait le parcours en différents points. Il est difficile d’expliquer ces objets, leur sens ou leur possible signification tant leur présence grotesque dans la grande rue principale du bâtiment produisait une drôle de sensation visuelle. On aurait dit des petites tribus de bestioles bizarres et sans nom destinées à parasiter l’architecture orthonormée de la Villa Arson.
J’aurais pu également citer les Étendoirs Rouge et Blanc, 1967-2013, discrètement tendus entre les murs vermillon de l’un des patios du bâtiment et le tronc solitaire d’un immense cyprès, les tables, chaises et bancs d’Enzo Mari produites par Stéphane Magnin et des étudiants dans l’atelier bois de la Villa Arson , la sculpture de terre et de bois de Florian Pugnaire (Fossile, 2013), la longue phrase murale de Jean-Baptiste Ganne (Nous Irons Danser sur les Ruines de vos Belles Vitrines, 2013), les peintures évolutives de David Raffini (Rivoluziona et Les Eglises, 2013), la machine à produire de la peinture de Jérôme Robbe (Country Trash, 2012) digne de celle de Giuseppe Pinot-Galizzio ou encore l’igloo entièrement construit de lamelles en bois de Tatiana Wolksa (Porte-Sculpture, 2013). La liste est longue. Même si certaines d’entre-elles semblaient moins abouties que d’autres, toutes faisaient preuve d’une grande liberté formelle. Rien ne semblait couler de source. L’architecture brutaliste du bâtiment perdait un peu de son austérité - sans pour autant perdre de sa superbe - pour se transformer le temps d’un été en un parc de jeux artistiques. Il y avait quelque de chose de profondément ludique dans cette façon d’offrir une image moins autoritaire de la Villa Arson.
Saturation maîtrisée
L’exposition dans les galeries du centre d’art débutait donc par une porte de secours, minuscule par rapport aux canons traditionnels d’entrée des musées. La première salle consistait en la reconstitution - ou plutôt la réinterprétation - de l’appartement de Noël Dolla au 6 rue Fodéré à Nice dans lequel il a vécu entre 1976 et 2002 et accueilli un grand nombre d’amis. Si la saturation n’empêchait en aucun cas la lecture attentive de chaque objet, cela tenait en grande partie à des subtilités scénographiques. Le maître d’œuvre de L’Appartement fut Sandra D. Lecoq, ancienne compagne de Noël Dolla qui a justement partagé une partie de sa vie au 6 rue Fodéré. Elle a su créer à juste titre un Joyeux Bordel grâce notamment à un juste équilibre entre objets de décoration ou d’ameublement et les œuvres exposées, mais surtout par la conception d’un papier peint faussement déchiré qui avait pour but de recréer l’esprit du lieu et sur lequel reposaient des dizaines de petits tableaux de valeur artistique inégale, mais néanmoins tenus par ce fond bariolé qui servait de support et d’anesthésiant esthétique à la fois.
Juste en sortant on traversait Le Couloir des Incertitudes. Régnait ici une atmosphère « confinée à la mort, la maladie et la violence ». Quand on connaît Noël Dolla, c’est un sujet essentiel de son existence, lié entre autres choses à la disparition prématurée de ses deux frères et à ses récurrentes angoisses existentielles. Là où l’on aurait pu craindre un pathos étalé, rien de cela. Une fois de plus la subtilité de l’accrochage a fait son travail. La dernière œuvre visible dans L’appartement était une sérigraphie d’Andy Warhol (Electric Chair, 1971) composée d’un bleu violet qu’on retrouvait dans un appareil électrique tue-mouche suspendu entre les deux salles, juste avant de découvrir des sculptures de Philippe Ramette (Objet à se Faire Foudroyer, 1991) et Malachi Farrell (These Boots Are Made For Dieing, 2007) également liées à des systèmes électriques inquiétants. Plus loin une photographie (La Lépreuse, 1991) issue de la série des Personnages à Réactiver de Pierre Joseph semblait seule et souffrante derrière l’arrête d’un mur , tandis qu’une pièce sonore de Philippe Mayaux (Les Fantômes de l’Autorité, 2013) envahissait l’espace en singeant le discours de dictateurs transformés ici en des sons grinçants et irritants grâce notamment à des enceintes produites dans l’atelier céramique sous l’égide de Frédéric Bauchet. Toutes ces œuvres issues de la collection de Noël Dolla (exceptée celle de Philippe Mayaux) semblaient avoir été pensées pour exister entre elles, dans cet espace et à ce moment précis.
À peine sorti de cet inquiétant couloir on découvrait trois imposantes compositions de Tarlatanes (Pliages de Tarlatanes, 1979) étalées sur un mur de 813 cm de longueur et 330 cm de hauteur. Le geste qui a conduit à leur exécution est très différent de celui évoqué plus haut pour Les Carnets de Voyages. Rassemblées sur trois rouleaux repliés sur eux-mêmes et recouvertes de peinture, leur effet est beaucoup plus condensé et pictural. Juste en face, sur une cloison plus modeste, une série de photographies polaroïd réalisées par Noël Dolla lorsqu’il résidait à New York (Polyptyque Photographique, 1986). Sans atelier et perdu dans une ville qu’il connaît peu, il invente un mécanisme de prise de vues photographiques dues au hasard. Rien dans l’espace ne pouvait a priori lier ces deux œuvres. Et pourtant, à bien y réfléchir, leur association n’était pas si antithétique que cela. Comment inventer et créer à partir de rien ou presque rien ? Comment une œuvre peut-elle exister par un simple geste ? On retrouve ici un Noël Dolla certes issu de Supports/Surfaces pour ses Tarlatanes, mais aussi de Fluxus qu’il fréquenta dans sa jeunesse avec cette action photographique conçue sur l’ad-minima et sur la poésie du manque . On sait peu en effet que Noël Dolla a été très tôt influencé par Ben, mais aussi par Robert Filliou qui vécut à Villefranche-sur-mer entre 1967 et 1969 et dont l’esprit iconoclaste a marqué l’esprit d’un grand nombre de jeunes artistes vivant à cette époque sur la Côte d’Azur.
Dans le registre de la saturation maitrisée, le tour de force revient aux salles Lou Cagibi et Les Impertinences. Pour la première, Noël Dolla a réussi à faire tenir dans l’espace le plus ingrat du centre d’art une quinzaine de pièces d’artistes affiliés au mouvement Supports/Surfaces. Aucune des œuvres ne s’imposait par la taille, mais chacune était dotée d’une grande qualité plastique. L’occupation « sol-mur-plafond » était quasi totale. C’était la seule étape muséale de l’exposition et pourtant elle ressemblait réellement à un débarras dans lequel un maximum d’objets étaient entreposés. Paradoxalement cela ne nuisait en rien au caractère historique - et donc iconique - des œuvres qui restaient tout de même à la portée du regard, de la main et de l’esprit. Cette proximité des œuvres entre elles et vers nous permettait de révéler la simplicité des procédures formelles proposées par cette génération d’artistes, rappelant que Supports/Surfaces est avant tout une histoire d’artistes-artisans pour qui le faire pouvait se marier à des idéaux esthétiques et politiques. Quant à la salle Les Impertinences, elle a été conçue comme un espace de stockage de sa collection avec uniquement « des œuvres de petite taille qui, à première vue, n’ont rien à voir entre elles ». Composée de multiples étagères sur trois rangées successives, épousant ainsi la superficie totale des murs, l’accrochage n’exagérait pas pour autant l’effet de fétichisme compulsif (83 objets exposés sur une surface de près de 30m2).
Distorsion du regard
Un peu plus loin dans le parcours - tout en sautant quelques étapes - une salle était entièrement consacrée à une série de peintures intitulées Fait à la 2468 qui représentent des sortes de triangles de toutes les couleurs. Le moins que l’on puisse dire c’est que ces œuvres ne sont pas séduisantes, apparaissant surtout inabouties, faites à La-Va-Vite comme leur titre l’indique. J’ai néanmoins toujours été troublé par ces toiles qui répondent à mes yeux à cette sempiternelle question : quand débute-t-on une peinture et quand peut-on affirmer qu’elle est achevée ? Cet enchevêtrement de triangles, tous sont peints au même niveau et sans hiérarchie, illustre parfaitement cette équation. On a du mal à comprendre la logique de ces toiles, leur composition et le choix de leurs couleurs criardes. En fait, j’ai surtout l’impression que ces Fait à la 2468 sont des peintures de crise, de crise de l’acte de peindre, qui concentrent à elles seules les rapports ambivalents que Noël Dolla entretient avec la peinture depuis près de cinquante ans, passant de périodes de rejet à des sentiments plus euphoriques.
Juste en sortant de cette « cellule de crise », en remontant toujours le centre d’art en sens inverse, on pouvait découvrir une série de grandes peintures crânement serrées les unes contre les autres (My Mother Flying, 2007-2009), défi aux lois traditionnelles de l’accrochage, jouant une fois de plus avec l’effet de saturation, mais cette fois-ci par la dimension imposante des toiles ou par leur verticalité. Au milieu de cette cathédrale on pouvait découvrir un tableau jonché au sol, serti d’un cadre en bois, tel un sommier. C’est peut être la première fois que je voyais dans une exposition un tableau disposé de cette manière, et ce d’autant plus que son double photographique en noir et blanc était installé non loin de là, sur le plafond à quatre mètres de hauteur, tandis qu’une sorte de fil solidifié, lui aussi en hauteur, parcourait toute la salle. La peinture au sol est une œuvre de Noël Dolla (Les Dents de ma Mère pour un Million de Dollars, 2012), très significative de son travail récent, patchwork d’images rémanentes chères à l’artiste. Le fil sinueux dans l’espace est une pièce de Philippe Ramette, Le Funambule, 2010, réactualisée pour l’occasion. Un balcon en bois positionné lui aussi en hauteur, également conçu par Philippe Ramette (Le balcon, 1994-2013), permettait au public de disposer d’une vue d’ensemble sur le parcours sinueux du fil , mais aussi sur le tableau disposé au sol et sur son double photographique. C’est justement le point de vue que Noël Dolla souhaitait mettre ici en exergue (la vision dédoublée d’un tableau comme la vision par la hauteur de la peinture qui traditionnellement ne se perçoit que de manière frontale). Sauf que le fil du funambule est celui « d’un poète soit ivre, soit hésitant ». Dans cette distorsion du regard résidait l’exemple le plus symbolique des rapports que Noël Dolla souhaitait tisser entre son travail et celui de ses complices.
Un peu plus loin, dans une salle normalement dévolue à l’accueil des publics, le visiteur pouvait découvrir deux œuvres de Polly Apfelbaum (Wavy Gravy, 2007) face à une autre plus imposante de Sandra D. Lecoq (Penis Carpet, 2012). Ce dialogue est passé quelque peu inaperçu et pourtant il était l’un des plus pertinents de l’exposition. Ces deux artistes jouent avec la répétition du geste, aboutissant bien souvent à des sculptures débordantes, non seulement grâce à des systèmes de démultiplication de formes, mais aussi par des jeux amplifiés de la couleur. Les retrouver dans le même périmètre en forme de sas - même si les deux pièces ne possédaient pas les mêmes dimensions et volumes - conditionnait une autre forme de regard sur la peinture, une peinture libérée de ses contraintes et de ses cadres. C’était aussi l’occasion de voir une pièce, même minime, de Polly Apfelbaum, artiste américaine malheureusement trop peu exposée en France et pourtant riche de multiples expérimentations parmi les plus singulières de ces dernières années.
L’exposition se terminait par la galerie carrée, traditionnellement la première et la plus prestigieuse du centre d‘art. L’idée première fut d’y exposer quelques unes des œuvres de Noël Dolla confrontées à celles d’artistes américains avec qui il a créé des liens lors de ses différents séjours à New York. Il a imaginé pour cela un dispositif architectural en forme de croix construite en plein cœur de la galerie. Ce dispositif assez impressionnant par ses dimensions (12m x 12m sur 3m de hauteur) occupait une grande partie de l’espace (17m x 17m) dans le but de démultiplier les points de vue dans une salle dont la conception « cubique » d’un seul tenant impose au contraire une perception unique de l’espace. Pour des raisons économiques nous n’avons pas pu obtenir les œuvres souhaitées. Il était trop onéreux de les faire voyager des États-Unis. Même s’il était conscient des limites budgétaires qui étaient les nôtres, Noël Dolla a été fort déçu de cette contrainte. Tout en conservant le dispositif en croix et en exposant tout de même certains artistes américains dont nous avions pu trouver des œuvres dans des collections publiques ou privées françaises, le projet initial a évolué vers un accrochage conçu comme un panel de peintures, toutes aussi différentes les unes des autres. Nous passions par exemple d’un tableau extrêmement épuré de David Diao (Black and Withe With Chair, 1984-1988), à un dessin hyper réaliste de Thierry Chiaparelli (Portrait de Wyemah Indian Tao d’après une photographie de Edward Sheriff Curtis, 2012), à des compositions généreuses et colorées de Graig Fisher (Painting Not Yet Titled, 2005), ou enfin à des tableaux de résurgence de couleurs et de signes de Jérôme Robbe (The Dark Knight, 2008) et de Dominique Figarella (Vingt-Huit Ans de Pratique, 1994) . Si l’ensemble réuni sous le titre La Rigueur Malmenée apparaissait un peu trop didactique ou trop leçon de choses, et surtout moins singulier que dans les salles évoquées précédemment, ce choix permettait de clôturer l’exposition par une mise en abyme d’un grand nombre de points évoqués dans le parcours, tel l’épilogue d’un immense rébus destiné à démultiplier notre regard sur la peinture, sur l’art et ses arcanes.
Un auteur
On comprend avec ce long compte-rendu, l’ampleur et la complexité de cette exposition qui a mobilisé beaucoup d’efforts et d’engagement de la part de tous ceux qui y ont travaillé, à commencer par l’équipe du centre d’art avec en tête son régisseur Patrick Aubouin. Ce qui était très intrigant à observer pour nous, participants au montage, c’est qu’à part quelques idées fortes - notamment pour les grosses installations en extérieur ou pour certains ensembles dans les galeries du centre d’art - Noël Dolla n’avait aucun plan précis, du moins aucun schéma rédigé. Il a agi de manière totalement empirique, construisant son exposition comme on construit un château de cartes. Nous allions très régulièrement chercher les œuvres dans son atelier et à chaque fois nous nous demandions comment il allait bien pouvoir associer ces dizaines et dizaines d’objets hétéroclites. Certains paraissaient parfois « inexposables » tant ils ne dégageaient tels quels - tout juste sortis de l’atelier - aucun intérêt spécifique. Puis, jour après jour, Noël Dolla a su se servir de ses œuvres et de celles de ses amis comme des matériaux propres à construire non pas un storytelling inventé de toute pièce, mais un véritable langage, conçu dans l’esprit d’un feuilleton dont le scénario se constituait salle après salle avec l’envie de découvrir un nouvel épisode à chaque coin de mur. L’ambiance pendant le montage était d’ailleurs assez euphorique car nous assistions en direct et au quotidien à la construction de ce scénario.
Ce langage original a tout d’abord pris corps dans des choix d’accrochage très singuliers. J’évoquais plus haut un tableau présenté posé au sol ou un appareil tue-mouches à proximité d’un Warhol, mais j’aurais pu mentionner aussi un vrai lit installé dès la première salle du centre d‘art, un grand tableau Silences de Fumée incliné vers le sol, des minuscules miroirs fixés sur les angles du dispositif en croix de La Rigueur Malmenée, ou encore des tableaux/sculptures de multiples couleurs accrochés à des hauteurs non réglementaires (Les Caissons, 1978). On pouvait par ailleurs croiser toutes sortes de régimes visuels sans hiérarchie préétablie et paradoxalement sans confusion, justifiant ainsi le choix du titre de l’exposition Entrée Libre Mais Non Obligatoire, conçu comme une incitation à la liberté du choix : choix de l’artiste, choix de ses amis de participer ou non au jeu, choix du visiteur de se perdre dans le dédale de la Villa Arson. Quel que soit le contenu ou la qualité des œuvres présentées, Entrée Libre Mais Non Obligatoire s’érigeait également contre une possible histoire du goût et contre tout jugement esthétique conventionnel. Le principal était pour Noël Dolla de montrer que ses œuvres et celles de ses amis représentaient un instant de vie, qu’il soit capital ou minime. Il faut en effet beaucoup de culot pour montrer des dessins de vin réalisés avec Pierre Joseph et Philippe Perrin lors d’un repas bien arrosé alors qu’on se rend compte dès le lendemain que ces dessins n’ont pas d’autre valeur que le moment d’ivresse qui les a accompagnés. Cette mise en scène de l’hétéronomie et de la liberté a tenu en grande partie par la mise en place récurrente d’oxymores visuels en confrontant bien souvent des œuvres qui sur le papier n’avaient a priori rien à faire ensemble. Au-delà de ceux déjà cités (Pliages de Tarlatanes, 1978, exposés face au Polyptyque Photographique, 1986), on pourrait également évoquer la série des petits Gants à débarbouiller la peinture (1993-2012) accolés à un grand cadre blanc et vide (Maroufles et Sardines, 1990-1991) ou cette échelle en corde de Didier Vermerein (Sans Titre, 1974) installée entre des toiles monochromes percées d’un œil-de-bœuf (Jeune Fille aux Œillets, 2007-2008) et une toile barbouillée de jaune, de bleu, de rouge et de noir dans un esprit Bad Painting (L’homme Qui Brûle, 2011). Les exemples sont légion.
Tous ces paramètres font que l’exposition est apparue finalement monographique et collective, sans quelconque hiérarchie entre l’œuvre de Noël Dolla et celles des amis invités. Elle ne fut pas l’acte d’autocélébration institutionnelle que je craignais. Bien au contraire, le souvenir que j’en garde est d’avoir travaillé pendant plusieurs mois avec un véritable auteur qui a conçu son exposition de manière très singulière, avec des techniques finalement assez proches de celles de l’écriture littéraire : oxymores, mais aussi formes dialogiques, procédés disjonctifs ou plurivoques et autres scansions. Sauf qu’ici ce ne sont pas des mots, mais des formes plastiques qui ont servi de partitions. Ce n’est pas pour rien d’ailleurs que Noël Dolla avait pour projet dans le cadre de l’exposition de mettre en scène avec l’aide d’étudiants un texte pour théâtre de Pierre Guyotat (Bond En Avant, 1973). On comprend l’intérêt que Noël Dolla porte pour l’auteur du Tombeau Pour Cinq Cent Mille Soldats connu pour sa propension à développer une littérature éruptive dans laquelle l’expérience de la vie se mêle à des techniques de rupture de formes et de contenus. Quand Pierre Guyotat confie « Quand j’écris j’ai toute la langue française dans les oreilles », comment ne pas penser à la manière dont Noël Dolla a construit son projet en épousant toutes les attitudes et tous les gestes possibles de la peinture, du trivial à l’immanent, du rejet à l’empathie, tout en liant ce chaos à sa propre histoire.
Ce que sait la main
Reste en suspens la question du politique qui fut le moteur de l’invitation initiale. Si l’exposition en tant que telle n’abordait pas ce sujet de manière frontale, plusieurs contournait toute fois le débat. La première était Le Salon de Lecture dans lequel Gauthier Tassart a mis en scène la bibliothèque de livres politiques de Noël Dolla. Malgré la présence de belles affiches produites par Arnaud Maguet, je n’ai pas du tout été convaincu par ce dispositif. Tout d’abord il en va pour moi d’un nouvel académisme de l’art de proposer des livres tels quels et sans accompagnement spécifique aux visiteurs alors que l’on sait bien que personne ne lit vraiment de manière attentive et concentrée dans une exposition. Il en ressort surtout un exercice d’autorité avec l’imposition d’un goût : « regardez ce que je lis et donc lisez ce que je lis » qui s’opposait totalement au reste de l’exposition qui jouissait quant à elle d’une grande liberté de pensée. J’aurais préféré que Noël Dolla réalise un projet qu’il avait un jour évoqué : mettre en place dès l’entrée de l’exposition des boîtes aux lettres dans lesquelles le public aurait pu déposer des livres en échange des siens. Au fil de l’été, la bibliothèque politique de Noël Dolla pu disparaître au profit d’une collection de livres improbables. Cet échange aurait à mon sens fonctionné comme une belle métaphore du partage des idées et de la connaissance tel que Noël Dolla l’avait en tête en construisant son projet. De même, je n’ai pas été convaincu par l’invitation que nous avions faite à Ignacio Ramonet et Tristan Trémeau à intervenir en public sur l’œuvre de Noël Dolla le jour du vernissage. Je ne crois pas que le moment - forcément mondain - d’un vernissage soit approprié pour évoquer des sujets aussi profonds que ceux qui l’ont étés par ces deux intervenants.
Cet écueil fut rapidement oublié avec la tenue de rencontres fort abouties pour la clôture de l’exposition. Organisées par Elodie Antoine, elles ont réuni des universitaires : Noit Banai, Fabrice Flahutez et Timo Kaabi Linke. Leur réussite a tenu en premier lieu par la qualité des interventions, mais aussi par le caractère dynamique donné à ces rencontres. Les conférences n’avaient pas lieu dans un amphithéâtre mais dans l’atelier dessin de l’école, avec des séances doublées sur deux jours permettant aux absents du premier jour d’assister aux mêmes séances le lendemain. Elodie Antoine avait également invité des artistes comme Malachi Farrel qui organisa une présentation assez excentrique de son travail dans le couloir d’accès de l’administration, un historien de l’architecture qui fit une visite détonante du bâtiment (Emmanuel Rubio) et même un danseur virevoltant qui s’est approprié plusieurs espaces de l’exposition (Sébastien Ly). Pas de place pour l’ennui.
Mais au-delà de toutes ces informations finalement assez larges, deux pièces abordaient directement ce qui me taraudait plus précisément dans la pensée de Noël Dolla, à savoir l’évolution de son engagement politique depuis les années 1960 et 1970. La première était une installation située entre la bibliothèque et la galerie d’essais, Mao Zedong vs Milton Friedeman, 2013. Dans une cage en fer des dizaines de figurines de Mao étaient présentées en miettes (exceptée une) face à un mur peint en rouge et recouverts de plusieurs disques dorés. Le titre de la pièce fait référence à un épisode politique récent et dont Naomi Klein dévoile les faits dans son ouvrage La Stratégie du Choc, 2007. Il s’agit de la rencontre en1980 entre les dirigeants communistes chinois et Milton Friedman, héraut anglo-saxon de la pensée néo-libérale. Ce choc des contraires est pourtant à l’origine du tournant capitaliste de la Chine. Même si le visiteur n’était pas censé être au courant de cette histoire, il pouvait deviner dans cette accumulation de statuettes brisées d’une icône communiste - qui plus est enfermées dans une cage - le signe d’une dystopie provoquée par le miroir aux alouettes du profit financier (les cercles dorés). L’autre pièce, plus discrète mais profondément subtile, montrait sous la forme d’une vidéo posée au pied du lit de L’Appartement, la mire de la télévision publique grecque lorsque le gouvernement du pays décida en 2013 de couper les subventions destinées à la radio-télévision nationale, la seule indépendante encore en activité dans le pays. Produite en collaboration avec Robert Kudelka, figure du journalisme, farouche iconoclaste et également complice de Noël Dolla, cette pièce conçue comme une vanité montrait tout un pan perdu des utopies culturelles et sociales au travers de la disparition du service public.
Malgré la portée symbolique de ces deux pièces, j’ai toutefois fini par me dire que la réponse que Noël Dolla avait faite à mon invitation ne résidait pas vraiment dans les œuvres, mais dans la manière dont il a élaboré cette exposition. J’attendais une réflexion transhistorique sur l’évolution des idéaux et des utopies depuis les années 1960. Mais comme bon nombre d’artistes de sa génération, Noël Dolla n’a pas envie de s’enfermer dans des paradigmes qui lui semblent certainement lointains. Et c’est tout à fait compréhensible de la part d’un artiste de ne pas vouloir être sclérosé dans des valeurs du passé, prouvant son actualité permanente, au delà de l’âge et des mouvements. Sa réponse se cantonne sur une pensée de l’art élaborée sous le double prisme de l’aventure individuelle et collective. Il a ainsi réussi à allier la prétention de l’artiste à construire une œuvre personnelle, tout en liant cette dernière avec celles de ses complices. Il a affirmé de cette façon l’individu qu’il est, avec toutes ses complexités d’homme et d’artiste, en croisant l’autre, les autres et le travail collectif. A l’heure où justement les utopies collectives se redéfinissent, tout autant que l’individualisme est perçu comme une matrice dominante, cette position me semble tout à fait juste. Elle épouse d’ailleurs la réflexion critique du sociologue américain Richard Sennett, étrangement peu connu en France. Héritier de la pensée pragmatique de John Dewey, Sennett défend depuis plusieurs années « une éthique de la coopération ». Se méfiant des utopies trompeuses et des évangélismes bien-pensants qui estiment qu’il suffit de dire pour faire, il dissocie la coopération comme modèle de production de la solidarité qui ne fait qu’entretenir la domination castratrice de certains pouvoirs idéologiques ou économiques. Dans la veine de l’exposition Entrée Libre Mais Non Obligatoire construite en grande partie sur des oxymores, ce chercheur prône l’association des compétences dialogiques. Plus loin encore, il replace l’Homo Faber au centre des dispositifs de coopération éthique. Son livre Ce que Sait la Main. La Culture de l’Artisanat (Allen Lane, 2008) est un véritable éloge du travail manuel, sans pour autant exclure de véritables réflexions sur la portée du langage et des signes de notre temps. On retrouve ici tout l’univers de Noël Dolla. En effet, même si le politique joue un rôle essentiel dans la conception de son art, Noël Dolla est avant tout un artiste d’atelier pour qui la pratique au quotidien est son principal moteur. Sa main est sa première pensée. Mais sa main est aussi plurielle. S’il croit en la portée du travail collectif, il n’est pas non plus un adepte de la communauté béate et croyante dans la divinité de l’art. Le partage est avant tout celui du travail et de la pratique.
L’exposition/débat dont je rêvais n’a pas eu lieu. Je n’ai pas eu les réponses espérées. Elles devront peut être un jour s’écrire dans le corps d’un livre d’entretiens et non dans une salle de musée ou de centre d’art. Et pourtant Noël Dolla a, en partie, répondu à sa manière, proposant une exposition généreuse, à la fois foutraque et maîtrisée, dans laquelle toute sa conception de la vie, de l’art et des rapports professionnels ou sociaux étaient mis à plat, non pas par des discours mais par des œuvres confrontées les unes aux autres dans un Joyeux Bordel. Le reste attendra.
Eric Mangion - Directeur du Centre d’art contemporain de la Villa Arson - Nice, Mai 2014

 
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