Noël DOLLA 

Noël Dolla, un abstrait baroque.

Noël Dolla naît au port de Nice, le 5 mai 1945, où il passe son enfance, son adolescence et où il vit encore aujourd’hui. En 1962, Noël Dolla entre à l’École des Arts Décoratifs de Nice où Claude Viallat enseigne. Il en est exclu en juin 1966 pour activités politiques, ainsi que deux de ses amis, Martin Miguel et Serge Maccaferri. Il devient finalement peintre en bâtiments et découvre la tarlatane qu’on utilise pour masquer les fissures des plafonds, et qui prendra une place importante dans son œuvre à partir des années 1970. À l’époque, Noël Dolla fréquente Marcel Alocco et Patrick Saytour qu’il a rencontrés par l’intermédiaire de Claude Viallat, son professeur de dessin. Il fait également la connaissance de Ben, personnage très actif du milieu culturel niçois. En décembre 1967, ce dernier organise dans sa galerie de la rue Tondutti de l’Escarène une exposition intitulée le « Hall des remises en question ». Noël Dolla y figure aux côtés d’Alocco, Viallat, Saytour et Cane ses aînés. Il présente alors son premier Étendoir constitué de deux morceaux d’un châssis de bois, entre lesquels sont tendues des cordes qui supportent quelques tissus colorés fixés par des pinces à linge. Cette pièce inaugure une série d’œuvres qui pose déjà la question du support (le châssis) et de la surface (la toile) propres au groupe Supports-Surfaces auquel appartiendra Noël Dolla. Les Étendoirs suivants seront constitués d’une structure métallique portant draps, mouchoirs ou serpillières teints par l’artiste.
À cette même période, Noël Dolla prend connaissance des écrits du groupe BMPT qui revendique la remise en question du système de l’art et affirme sa volonté de faire table rase de la peinture. Interpellé par ces déclarations, Noël Dolla réfléchit aux potentialités qu’elles offrent en matière picturale. C’est en réduisant le geste minimum en peinture (la ligne) à son origine (le point) que l’artiste élabore les bases de son langage pictural. Le point sera ensuite multiplié sur différentes surfaces (draps, torchons, bâches plastiques) de manière aléatoire et réalisé par évidement (trous) ou par ajout (empreintes de peinture à l’aide de petits cercles de feutre…). Ces surfaces, aussi diverses que draps, torchons, mouchoirs et serpillières, témoignent du lien étroit que l’artiste entretient avec les objets ménagers, objets du quotidien. Ainsi, bien que cette tentative de « sortie du tableau » conduise souvent à des gestes radicaux, demeure pourtant un lien avec la vie. Il faut sans doute déceler ici l’influence de l’esprit Fluxus – très présent dès le début des années soixante à Nice à travers l’oeuvre de Ben, Brecht et Filliou - ou encore ce que Noël Dolla appelle son « côté baroque ». Les travaux qui se développeront par la suite comporteront toujours cette dialectique entre d’un côté la radicalité de la peinture abstraite et de l’autre la prise en compte du quotidien et/ou de l’intime, autrement dit entre le sujet peintre et le sujet social.

Noël Dolla est très tôt associé aux activités de ses aînés. Ainsi, en 1968, il participe aux côtés de Viallat, Saytour et Alocco à l’exposition Nouvelles tendances de l’École de Nice dans une galerie lyonnaise ; puis en 1969 à La peinture en question, à l’École Spéciale d’Architecture de Paris. En 1971, il est invité à participer aux expositions du groupe Supports-Surfaces, à la Cité Universitaire de Paris et au Théâtre de Nice. Il est alors le plus jeune membre du groupe. 1972 est l’année de la consécration nationale : il expose aux côtés de Claude Viallat à l’exposition 72-12 ans d’art contemporain en France au Grand Palais à Paris. C’est également l’année de sa première exposition personnelle, qui a lieu à la galerie Alexandre de La Salle à Saint-Paul de Vence où il tapisse d’un papier peint monochrome bleu et orange percé de trous une partie de la galerie. Fort de ses expériences récentes, il se présente en 1973 à l’École des Beaux Arts de Marseille afin de passer son diplôme. Anecdote savoureuse, un membre du jury le soupçonne de « copier l’artiste Noël Dolla présenté l’année précédente à l’exposition 72-12 ans d’art contemporain » ! Noël Dolla obtient son diplôme et commence à enseigner dès la rentrée 1974 à la Villa Arson où il exerce encore aujourd’hui. Parmi ses étudiants, on compte Philippe Mayaux, Pascal Pinaud, Ghada Amer, Dominique Figarella, Philippe Ramette, Natacha Lesueur, Jean-Luc Verna ou encore Tatiana Trouvé et plus récemment Karim Ghelloussi, Pierre Descamps et Julien Bouillon.

L’expérience de déconstruction de la peinture menée aux côtés des membres de Supports-Surfaces le conduit finalement à une réflexion sur les moyens de la reconstruire. La couleur, jusqu’à présent mise de côté par l’artiste, lui apparaît comme une voie d’accès à cette reconstruction. Ainsi, le travail sur les Croix (1973-1975) qu’il inaugure en 1973 lui permet de réintroduire la couleur dans sa peinture. Celles-ci sont constituées de quatre pièces de tissus peintes, assemblées par des coutures qui dessinent le motif d’une croix. Au cours des trois années suivantes (1973-1976), Noël Dolla réalise une série de photographies de tombes, s’intéressant aux couleurs des objets qui les ornent. Celles-ci donneront lieu au film Love Song, succession d’images de tombes auxquelles sont associées des photographies plus personnelles de l’artiste, notamment un autoportrait.

À partir de 1977 et jusqu’au début des années quatre-vingts l’œuvre de Noël Dolla se fragmente en un kaléidoscope de propositions où coexistent le développement de ses travaux antérieurs sur de nouveaux supports picturaux et diverses expérimentations.

Dans la série Tarlatane (1978-1980), la couleur est également le révélateur d’une surface initialement translucide. Les bandes de tarlatane préalablement teintes par l’artiste viennent ensuite, par un système de pliage, dessiner sur les murs des formes géométriques.
Entre 1978 et 1981, Noël Dolla expérimente, sur des échantillons de tissus d’ameublement, une technique de marquage de la surface au moyen de rouleaux à décor de papier peint utilisés dans la peinture en bâtiments, réalisant ainsi de manière mécanique des motifs géométriques ou floraux qui viennent perturber le dessin de la surface-support de manière tautologique.
Le début des années quatre-vingts est marqué par le retour de la peinture figurative, manifestation du retour du refoulé pictural, dans lequel Noël Dolla refuse de s’inscrire. Il prend alors le risque d’un retrait radical de la scène artistique. Durant les années 1986-1990, l’artiste mène de concert une réflexion sur le médium, la représentation au sein même de la peinture abstraite et la nécessité d’un style identifiable imposé par le marché. La découverte de la théorie des hétéronymes de Fernando Pessoa va lui permettre de dépasser les contradictions propres à sa pratique picturale, notamment celle de l’hétérogénéité. Ainsi l’artiste associe-t-il au nombre de combinaisons qu’offrent les lettres d’un nom, le nombre de possibilités formelles qu’offre l’abstraction. En 1988-89, il rédige un texte programmatique présentant le travail de quatre artistes dont les noms ne sont autres que les anagrammes de son propre nom. Les six séries élaborées alors par l’artiste (dont Tchernobyl, Les Trois du Cap et Boat People) peuvent sembler contradictoires tant leurs formes paraissent hétéroclites. Pourtant, réalisées les unes en regard des autres, elles sont animées par les mêmes préoccupations picturales, notamment la mise à distance des affects par la mise à distance des savoirs techniques. La série Tchernobyl (1986-90) est peinte de la main droite (Noël Dolla est gaucher), l’œil gauche caché. Tel un borgne manchot, l’artiste se trouve en difficulté par rapport aux savoirs et habitudes techniques, provoquant l’écart nécessaire entre le titre de l’oeuvre et l’inquiétante étrangeté de la matière picturale.
On retrouve cette même préoccupation – dans un registre différent – dans les recherches sur la couleur « après » Barnett Newman (Red Slice, 1988-90) et Robert Ryman (Maroufle et sardines, 1988-91) ou encore dans la série des Châsses (1988-89), peintures à l’encaustique, cerclées de plomb. Trois de ces six séries intègrent la tarlatane à la surface picturale (Red Slice, Maroufle et sardines et Tchernobyl). Si dans le passé, la tarlatane était à la fois support et surface de l’œuvre, ici elle devient un des éléments du médium pictural, un outil. Ces derniers tableaux montrent remarquablement comment la reprise de pratiques anciennes intervient dans le processus de création.
Alors qu’il travaille aux séries Maroufle et sardines, Red Slice et Châsses, Noël Dolla continue inlassablement ses recherches sur le médium réalisant des peintures monochromes jaunes, capturant a fresco le noir de fumée sorti d’un flambeau tenu par l’artiste sous la toile inclinée. Les Silences de la fumée (1988-1999) poursuivent le travail de marquage d’une surface, en cela ils évoquent plutôt les drippings de Pollock - « là où la peinture coulait, la fumée monte » - que l’IKB de Klein. On retrouve également les traces de fumée dans les Jalousies peintes en 1992. Ces œuvres magistrales associent trois éléments de bois, la surface picturale de chacun étant traitée de manière différente. Le panneau inférieur (rectangulaire), sur lequel reposent une jalousie (fenêtre niçoise) et un carré de fumée, est marqué de points. Ici, fumée et points ne sont plus l’essence même de l’œuvre, mais prennent part à sa structure devenant ainsi éléments du médium. À partir de 1995, Noël Dolla reprend le travail des fumées dans une série intitulée Girafes (1995-97). Il expérimente alors une technique de masquage de la toile. À l’aide d’un système de caches qui lui permet de laisser vierges certaines parties de la toile, l’artiste peint des « entonnoirs à peinture », d’abord jaunes puis blancs, empreints eux aussi de fumée. Ce travail de peinture au scotch, laissé en jachère pendant presque six ans, sera repris à partir de 2003 lorsque l’artiste inaugure sa série Fait à la 2 4 6 8 (2003-2005). Ces peintures mettent en scène un motif, celui de l’entonnoir, décliné dans toutes ses formes et qualités picturales.
Chez Noël Dolla, chaque expérience avec le médium en entraîne une autre, le médium s’inventant dans la pratique. Ainsi, le travail à l’encaustique des Châsses lui permet de réaliser à partir de 1993 la série des Gants à débarbouiller la peinture (1993-94) puis celle des Gâteaux Bobo (1995-2002). Les premiers, au titre provocateur, allient une technique ancienne à un support extrait du monde ménager (un gant de toilette) et mettent en évidence l’essence même de la pratique picturale de Noël Dolla qui consiste à perturber un savoir technique par l’association, l’utilisation ou l’intégration d’objets (hameçons, plumes), de techniques (fumée, rouleau à décor) ou de supports (tarlatane, torchons, serpillière, draps) traditionnellement étrangers au tableau. Les Gâteaux Bobo, aux formes de réelles pâtisseries, parfois des plus originales (sapin, nounours…) laissent apparaître à leur surface, prisonniers dans la matière picturale, des hameçons. Ces derniers rendent ces peintures, quand on les regarde de plus près, moins sympathiques et séductrices qu’elles ne semblaient de prime abord.
Ce va-et-vient entre pratiques anciennes et expérimentation obstinée du médium, tel un work in progress, conduit l’artiste à convoquer une fois encore la tarlatane dans ses peintures. La série des Tableaux d’École (1991-99) voit la bande de tarlatane, d’abord sur des panneaux de bois, puis dans l’espace (du mur au plafond), dessiner les contours d’une maison, d’une étoile, d’un poisson ou encore d’un sexe. Pour un temps mis de côté, le dessin retrouve ici ses lettres de noblesse.
À la fin des années quatre-vingt-dix, Les Silences de la fumée seront rejoués dans une nouvelle distribution. À la toile s’est substituée une plaque d’aluminium et à la peinture à l’huile et acrylique, une matière industrielle (peinture polyuréthane) pour carrosserie. Les couches successives de peinture et de fumée créent une surface picturale vibrant au gré des mouvements du spectateur face à l’œuvre. La fumée devient ainsi un des éléments du vocabulaire pictural de Noël Dolla au même titre que la tarlatane et le point. Ce dernier, tel un point d’origine, sera au fil des années décliné sous différents aspects. On le retrouve dans la série Ripolin (1994) sous la forme d’une boîte de peinture de la marque Ripolin pris entre deux éléments de bois. Afin de percevoir les potentialités du point, il faut rappeler que lorsque Noël Dolla envisage le point comme possibilité de marquage d’une surface picturale, il réalise parmi ses premiers gestes celui d’un point sur toile matérialisé par un trou cerclé d’un œillet métallique. Ce geste répété sur deux autres toiles forme un triptyque (trois toiles, chacune percée d’un œillet). Cette pièce de 1969, Triptyque aux œillets, marque le début d’un travail sur le premier nombre complexe : le trois. Originellement marquage, le point recouvre aussi une qualité structurelle dès lors qu’il est triple. Ainsi les Ripolins convoquent le point et son « triple », par le biais de trois pots ronds et coulures de peinture et, de manière plus dissimulée, dans la structure du tableau, lui-même constitué de trois éléments (pots de peinture, panneau et barrière en bois), comme dans les Jalousies.
La métaphore du triptyque dans les œuvres Jalousies et Ripolins, nous renseigne sur les strates de mémoire qui traversent les œuvres de Noël Dolla. Ses œuvres offrent divers degrés de mémoire. Par exemple dans les Jeunes filles aux œillets (2000-2008) qui réinterprètent le Triptyque aux œillets de 1969, l’œillet emprisonne à la surface de la toile une mémoire d’atelier (un morceau de tissu, de tarlatane, de peinture sèche…) autrement dit  une mémoire de la pratique, à l’image de la chute de tissu ou du patron du tailleur. Mais cette mémoire d’atelier en invoque une autre, plus intime, celle d’une personne connue, aimée, rencontrée, ces tableaux se voulant des portraits.

La peinture de Noël Dolla est mémoire amnésique : s’il a besoin d’oublier pour un temps, de mettre en jachère certaines expériences picturales passées, celles-ci finissent toujours par se rappeler à lui, non comme un retour à l’ordre, mais plutôt comme le symptôme d’un terrain toujours en chantier, au terreau riche d’une perpétuelle effervescence. Le volcan est toujours en activité…

Elodie Antoine, novembre 2008

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