Anke DOBERAUER 

A B C D’ANKE abcdanke A’B’C’D’ANKE

A
Pour ses personnages en pied ou ses portraits, comme pour ses chats ou ses fleurs, Anke Doberauer a organisé l’ensemble de ses peintures à la façon de galeries. Outre le besoin d’obtenir un très grand format, c’est aussi ce qui l’a conduite à composer ses paysages panoramiques de panneaux distincts ; à mi-chemin du panorama et du nuancier. En 1997, chaque panneau de « Panorama II » était séparé du suivant, accroché avec un intervalle infime, un filet d’ombre signifiant la séparation physique entre les fragments panoramiques.
Le propre du panorama, c’est de relier le lointain à un premier plan. Dans les marines, cette propriété se trouve accentuée par les plans intermédiaires vacants. Ce plan intermédiaire, une surface d’eau reflétant le ciel, forme dans le plan un rappel du fond du tableau (rappel où l’on peut couler, cette fois-ci), et dont le motif est inconstant, fonction du vent et des nuages. Motif disparaissant au profit de la composition qui, pourtant, n’existe que par lui. Autrement dit, c’est par la conscience que c’est plat qu’on arrive à la profondeur. Formule empruntée à Frédéric Valabrègue, qui prend une signification singulière dans le cas d’une peinture de marine, ou lacustre.
Nous sommes alors face à une lecture ambiguë, que l’on peut illustrer ainsi : la variété des lointains d’un panorama joue contre sa profondeur. Ou encore : la progression spatiale que propose un nuancier (de couleurs ou de lointains) déjoue la progression de l’espace perspectif. L’écrasement de ces deux impondérables, dessin et couleur, l’un contre l’autre sur le plan du tableau, nous est connu (« Hostages » d’Art & Language par exemple), et ne produit pas le spectre chromatique à tous les coups.

B
Peindre un tableau suppose de se placer au croisement de plusieurs traditions. Dans l’une d’elles, les différents types du rectangle formant un tableau sont nommés en fonction du type de sujet pour lequel on les emploie. Sommairement, on peut dire que les rectangles verticaux correspondent à la figure humaine, et ceux horizontaux à ce qui l’environne. Dans ses premiers panoramiques, A. D. employait une succession de rectangles horizontaux. Par la suite, elle a eu recours à des formats verticaux, dont la juxtaposition forme un vaste rectangle horizontal.
Ce changement en implique plusieurs : — suppression des intervalles entre chacun des panneaux — utilisation de formats verticaux — choix de paysages de montagne au lieu de la mer et des lacs — apparition de personnages au premier plan. Ces personnages figurent de dos, regardant la vue que le tableau nous montre comme eux avec leurs yeux que l’on ne voit pas. Ces formats verticaux sont (à 10 centimètres près) ceux qu’A. D. emploie pour peindre les personnages en pieds qui sont une constante de son travail. Figure chronique d’hommes, presque toujours présentés en état d’exhibition. La réunion du personnage et du paysage dans les panoramiques procède différemment. La virilité plantée dans un décor sans détail laisse la place à des silhouettes mixtes et accoudées, penchées, dont l’absorption contemplative n’est pas explicite puisqu’on les voit de dos. Le paysage, par contre, bénéficie de la place laissée vacante par la stature absente de l’homme.
Le paysage prend son sens rapporté ou répété par le regard d’une personne. Les panoramiques modulaires résonnent avec cette donnée temporelle. Ils découpent des états plus que des segments du panorama ; imposent le contraste de ces états par celui des segments. La progression du regard dans le panoramique n’est plus qu’en profondeur, alors, mais aussi latéralement sur le plan du tableau, le long du garde-corps. Le panoramique croise les axes perpendiculaire et parallèle au plan du tableau et, à leur intersection, bien sûr, est la figure humaine.
Plus qu’aux figures de Friedrich, les contemplatifs des panoramiques rappellent ceux d’Hopper — comme peintre du paysage résidentiel non analytique. Le paysage contemporain est volontiers industriel au lieu de résidentiel, ou encore, orienté vers les industries résidentielles (les « Bouyguettes » d’Aubin Chevallay par exemple). Ou bien, dans « L’Infra-ordinaire », Perec mentionne que son sujet l’intéresse comme valeur négative. Cela n’est pas ce vers quoi se tourne A. D., qui tend à une neutralisation : le sublime résidentiel du panorama, paysage construit depuis là où le regard loge.
Initialement, la puissance spectaculaire des vues à trois cents soixante degrés prenait le pas sur cet essai de neutralisation panoramique du proche et du lointain. Peut-être, mais leur caractère totalisant en était un indice. Le choix de composer en distinguant ostensiblement les panneaux souligne un « champ-mort » entre ici et là-bas, espace intermédiaire déjà évoqué à propos des marines ; et que matérialise l’interruption répétée dans la continuité des éclairements.

C
Les arrière-plans des personnages en pied (y compris les « Étudiants » qui renouvellent ce registre) sont généralement traités en fonds colorés montrant deux ou trois tons, parfois simplement deux nuances d’un même ton. Un dégradé les articule en dessinant comme une ombre où la figure découpe son relief. Vers 2000, ce traitement systématique s’est complexifié jusqu’à former le spectre chromatique entier dans un triple portrait de marchands ambulants Sénégalais à Florence : « Ibrahim, Mata, Mamadou ».
Le fait spécial en peinture de la carnation noire y induit la complétude chromatique du fond et l’épuisement des modèles de l’éphèbe — « Brüder » en atteignant autrement la limite avec sa figure double. Au contraire des hommes en pied, « Ibrahim, Mata, Mamadou » sont peints avec une grande pudeur, dont ne bénéficiaient pas les hommes de « Bleu de travail », également peints en buste, en 1992.
En effet, cadrés à la ceinture, de face, les trois Sénégalais témoignent de leur fierté et de leur humilité à être là, peints. Ils sont très loin du régime d’exhibition. En se montrant, ils ne livrent pas beaucoup plus d’eux-mêmes qu’un regard, un visage et ses caractères. La couleur de leur peau peut se rapporter à cette propriété physique de la couleur noire de ne laisser filtrer aucun rayon du spectre lumineux. D’où ce fond, qui les contient tous.

D
Il y a dans les panneaux joints du panoramique un jeu modulaire implicite qui consisterait à fragmenter le panorama puis à le recomposer en changeant l’ordre des panneaux. Chose que la progression latérale permet si la profondeur n’est plus le seul guide, si l’on peut longer la balustrade… Évidemment, ça ne marche pas. C’est un jeu modulaire à solution limitée, unique, un casse-tête chinois. Les panneaux correspondent juste, le treillis des lignes s’interrompt souvent entre deux panneaux d’un même rama.
Cette décomposition, ce défaut de continuité qui hante la peinture rappelle l’intarsia et le problème de limitation d’une forme colorée, ou figurée. La jointure de deux panneaux successifs peut difficilement être franchie en un même point à la fois par une couleur et une ligne. Ainsi « Sunset » dont le groupe de personnages insiste sur l’articulation des limites d’une personne à une autre en regard d’un même ensemble où cette même articulation s’opère autrement, par chromatisme. Il semble alors, à l’issue des panoramiques, que « Tihany » joue (comme « Brüder ») un rôle de butée logique liée au redoublement. Ce paysage composé de seulement deux panneaux nuance si peu que possible ce qui les compose : la lumière, les reflets sur l’eau, plus denses d’un cran dans le panneau de droite, un personnage ici, deux là.
Revenons donc aux fonds des panoramiques, c’est-à-dire les ciels. Ils peuvent être le même ciel dans les Alpes, le nord-est des États-Unis, ou à Marseille. Mais c’est rarement le même ciel entre un panneau et son voisin dans un tableau panoramique. Il existe une parenté entre ciel et chromatisme (soit la progression avec l’écart le plus réduit possible d’un élément à l’autre), on l’observe dans l’arc-en-ciel, mais aussi dans ce qu’on a pu appeler nuagisme. Le lieu de la continuité par excellence dans le paysage devient celui de la fragmentation. Et si A. D. a veillé à ce que les segments, d’égale lumière, qui composent la balustrade dans « Aussicht » correspondent précisément à la largeur des panneaux, elle a porté un soin non moins grand à ce que la lumière ambiante ou les nuages qui la filtrent, donnent sa teinte au paysage, soit changeante d’un panneau à l’autre au-delà.

Mathieu Provansal

 
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