Monique DEREGIBUS 

Les désordres de l’histoire

Le travail photographique de Monique Deregibus procède par larges séries, qu’elle maintient toujours ouvertes à l’inclusion de nouveaux tirages, au retrait d’autres. Chacune est consacrée à un territoire spécifique, tantôt proche (quartier de Valence-le-Haut, Vallée du Rhône, Marseille), tantôt lointain (Nouveau Mexique, Odessa, Sarajevo, Beyrouth ou Las Vegas). Cet ailleurs est rendu irréductiblement étranger grâce aux multiples strates déposées par une histoire plus ou moins ancienne : immigration algérienne à Valence-le-Haut, tracé du TGV dans la vallée du Rhône, flux migratoires et économie portuaire de Marseille, guerres à Sarajevo et Beyrouth…
Ces dépôts successifs se concentrent dans une image relativement saturée, au cadrage resserré, où, même au plus proche de la forme paysage, l’horizon reste quasi inexistant, au mieux placé très haut. Ce « all over » que l’on apparente plus volontiers à l’histoire de la peinture qu’à celle de la photographie ne laisse que peu d’échappée au regard. Le procédé est accentué tant par les multiples marques de détérioration, de destruction ou de simple usure que les événements ont fait subir à l’environnement, que par les grues raturant le ciel et par la ramure des arbres faisant écran au paysage ou à l’architecture : autant de griffures, rayures, retouches et déchirures ramenant l’oeil à la surface des volumes, des matériaux et de l’image.
Les désordres de l’histoire se cristallisent dans les ruines qui parsèment nombre de photographies : elles deviennent l’ironique mais surtout tragique support de « caprices » dont l’art fut un temps si friand. Ce genre, dont on se rappelle qu’il fut intimement lié à cette autre technique de reproduction que fut la gravure, laissait libre cours à une esthétique de la reprise, voire du collage, qu’il s’agisse d’architectures en ruines, de paysages ou de personnages hybrides. La proximité avec les photographies de Monique Deregibus réside moins dans l’imaginaire débridé que ce genre autorisait que dans l’artificialité des constructions qu’il suppose : même impression, ici, de simulacre et de vanité dans les artefacts clinquants postmodernes de Las Vegas, dans la juxtaposition des architectures anciennes et modernes, à Sarajevo et à Odessa par exemple, où même la rigueur de l’architecture moderniste est vouée à l’usure entropique de l’histoire.
L’épaisseur est donc ailleurs, au delà de la surface, en deçà de l’image. Elle est procurée par une autre métaphore géologique : la minéralité, déjà relevée par Jean-Pierre Rehm à propos des premiers paysages de l’artiste, subsiste jusque dans l’ensemble Hotel Europa. La persistance de la pierre, du béton et de l’asphalte (à Marseille et Sarajevo), la récurrence de la statuaire monumentale (à Odessa), génèrent une densité suggérant que, même sous-jacentes, une consistance, une fondation demeurent : celles de l’histoire ?

Anne Giffon-Selle
Directrice du Cap de Saint-Fons, 2008
 
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