Monique DEREGIBUS 

LA MAISON CHYPRE 2009-2013
168 pages, 22,5 x 28,5 cm, 92 photographies couleur, 2017
Remerciement Maïté Marra
Éditions Filigranes
 

Le livre « La maison Chypre, 2009-2013 » est proposé dans une version fac-similé, tel un ouvrage déjà paru, indéfiniment voué à sa propre reproductibilité. Au coeur de la répétition arrive, charriée par son propre sujet, la question de la découverte archéologique. Centrale dans le livre à travers la présence blafarde de ces ossements que l'on exhume du passé, la recherche archéologique est bien apparue comme un point paradigmatique de l'Histoire de l'île. En miroir avec Pompéi et par extension à tous les lieux de charniers du monde, une lente coulée de lave semble avoir recouvert ce paysage insulaire, le figeant pour toujours. l'île de Chypre divisée a représenté un territoire étonnant de complexités qui convenait parfaitement à la poursuite du travail photographique que j' avais engagé à travers des villes aussi différentes que Sarajevo, Odessa, Beyrouth, Kaliningrad.
La première photographie qui ouvre le livre « no photographs, video or filming to be taken beyond this point » est une image problématique, elle entre en porte - à - faux avec la loi et sa présence témoigne de l'interdit et de la confiscation quasi généralisée que l 'on rencontre sur l'île. Tout au long du parcours proposé, il s' est agi, en même temps que de rendre compte d'un réel singulier propre à l'Histoire de ce petit pays, de mettre à nu un dispositif de captation à travers lequel percevoir demeure toujours un acte voilé, interstitiel et lacunaire. Car le cadre de la photographie est beaucoup trop étroit et limité, il étreint l'image, l'enserre, la rogne, l'extrait d'un ensemble de formes et de causes dialectiques . Ainsi on ne cesse de regarder à travers, à travers des murs, à travers des grilles, des meurtrières, des barbelés, on regarde en même temps que l'inertie des images l'impossibilité photographique de narrer l'Histoire. Pur silence hors langage, surface sans âge et hors sens qui s' offrent à nous. Et pourtant le livre existe dans le fouillis des branches enchevêtrées, dans l'entropie de la nature qui force les portes, éventre les murs en un déferlement d'herbes et de cactées qui se multiplient sans cesse. Vieux bidons crevés, sacs de sable éventrés, tôles retournées, grilles envahies par les broussailles, arbres déchiquetés dont les restes retombent en poussière, en hommage sans doute « à la dépense bataillienne.» Ici, l'absurdité de la guerre a bien eu lieu, mais il y a longtemps. Et telle la description freudienne du trauma, elle a passé emportant dans son sillon le moindre souffle de vie, imposant désormais l'impossibilité ravageante de sortir de l'ornière, de trouver la moindre solution de réparation, la moindre amorce pour annuler au présent l'outrage des horreurs commises de part et d'autre. Depuis rien ne bouge plus. Ne peut plus bouger.

1974 : l'image se fait, elle a bien eu lieu, elle rend compte désormais d'un espace impossible à réveiller, caramélisé et insonore, c' est l'espace d'après et qui dure jusqu' à aujourd'hui. Seul peut-être l'enfant de dos en t shirt orange nous représente. Les mains sont élégantes, voraces sans doute, nerveuses sûrement sur le clavier de l'ordinateur. Elles chatouillent les touches, prêtes au combat. L'enfant dont le corps est tendu demeure seul devant la lumière de l'écran. Il joue à la guerre par machine interposée. Nous le regardons à son insu, de dos, concentré et à travers lui nous regardons l'écran et son image. C'est ainsi désormais que l'on apprend à faire la guerre.

Monique Deregibus 2017

Lire le texte CHYPRE OU LES DÉGÂTS DU NATIONALISME, Etienne Copeaux
Lire le texte sentinelles, monique deregibus

Lire l'article Chypre et les désastres de la guerre, L'intervalle, le blog de Fabien Ribery

 
Vues de l'exposition Le monde tel qu'il va, les Rencontres d'Arles au J1 à Marseille, 2017-18
 
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