En 2024, Baptiste César installe son atelier à Système D dans l’ancienne distillerie Clacquesin de Malakoff. L’architecture industrielle des lieux a peut-être inspiré l’artiste dans l’écriture du conte au cœur de l’exposition « l’odyssée du pangolin robot ». Lire la suite du texte d'Adrien Elie…
L’odyssée du pangolin robot
En 2024, Baptiste César installe son atelier à Système D dans l’ancienne distillerie Clacquesin de Malakoff. L’architecture industrielle des lieux a peut-être inspiré l’artiste dans l’écriture du conte au cœur de l’exposition « l’odyssée du pangolin robot ». Durant un an, il réalise une sculpture monumentale intitulée Panghippocampe ainsi que plusieurs illustrations gravées et dessinées retraçant les différents épisodes du voyage d’un pangolin mécanique et d’un vieux forgeron dans un monde primitif sans âge. Cette série d’œuvres constitue une parenthèse enchantée dans la carrière de Baptiste César dont les précédents travaux comprenant des sculptures, des installations et des performances in situ s'ancrent davantage dans l’espace et l’histoire de territoires précis. L’univers graphique et onirique dépeint ici n’est pourtant pas totalement à part du reste de son répertoire de créations puisque le dessin, nourri de bande dessinée et de cinéma, y a toujours occupé une place importante. En pénétrant dans l’espace d’exposition de la médiathèque de Malakoff, les visiteur·se·s découvrent une série de plaques gravées en carreaux de faïence et de dessins en forme d’écaille qui sont autant d’illustrations narratives autonomes que de fragments épars d’une seule et même histoire. L’exposition par son dispositif scénographique réactive l’identité du lieu, la médiathèque, comme espace de conservation d'une archive imaginaire. Telles les pages d’un manuscrit ancien dispersées dans le temps et dont seulement quelques bribes nous seraient parvenues, les regardeur·se·s endossent au contact de ces œuvres le rôle d’historien·ne·s interprétant à leur guise le faisceau d’indices contenu dans chacune de ces images afin de reconstituer le fil des événements. Néanmoins, cette méthode de lecture des images seules se révèle finalement insuffisante pour quiconque essaie de percer les mystères de L’odyssée du pangolin robot. Pour comprendre ce récit nébuleux, il faut savoir élargir son regard à notre propre réalité. Il y a un peu plus de cinq ans de cela, le monde connaissait une rupture sans précédent dans son histoire moderne. La pandémie de Covid-19 a forcé l’humanité entière à se confiner pendant de longs mois dans l’attente de jours meilleurs. Durant cette période pas si lointaine, les médias ont beaucoup repris l’idée d’une fin du « monde d’avant » et l’entrée dans un « nouveau monde ». Là réside la véritable clé de lecture du conte de Baptiste César. La fable du pangolin robot est une exploration spéculative de ce moment de transition, un retour dans le passé à l’aune de notre regard présent et de nos futurs fantasmés, à la recherche de ces deux mondes dont les frontières demeurent encore incertaines. Le pangolin, protagoniste principal du récit aux côtés du vieil homme, n’est pas étranger à ce moment dramatique de notre histoire récente. L’animal fut entre autres accusé d’être à l’origine de la pandémie suite à son introduction sur un marché de Wuhan en Chine. Ces allégations ont fait du pangolin le porteur des maux de l’humanité, une bête devenue paria qui dans plusieurs dessins se retrouve mutilé ou détruit. Dans un autre, on l’aperçoit verser une larme. En ayant recours à une iconographie quasi-christique, Baptiste César suscite en nous de la compassion pour cet être silencieux sacrifié sur l’autel médiatique. En inscrivant son récit illustré sur des plaques ou dans des encadrés en forme d’écaille de pangolin, le support des images devient un élément intradiégétique : ce n’est pas l’histoire qui porte ses personnages, mais l’inverse. Les dessins sont comme des stigmates sur le corps dépecé d’un animal artificiel fictif matérialisé au sein de la réalité de l’exposition. Ces gravures sur métal réalisées au laser et à l’eau-forte, qui habituellement servent de matrices pour des œuvres sur papier, sont détournées de leur fonction première d’objets utilitaires pour devenir des sculptures autonomes offrant une texture froide aux teintes cuivrées aux souvenirs fabriqués dont elles sont les réceptacles. L’artiste voit en l’odyssée du pangolin robot une métaphore de l’acte de création. Il n’est alors pas surprenant qu’il cite comme principale inspiration Les Aventures de Pinocchio tant son récit partage de fortes concordances avec le conte de Carlo Collodi. Ainsi, le pangolin robot n’est autre qu’une itération animalière du pantin de bois et le forgeron une version remaniée du menuisier Geppetto, réinterprétation qui n’est pas sans rappeler le film A. I. Intelligence Artificielle de Steven Spielberg, une autre mouture futuriste de Pinocchio. L’analogie avec le célèbre conte italien peut s’étendre au procédé même de fabrication de ces images. Baptiste César a utilisé le logiciel d’intelligence artificielle ChatGPT pour générer une première version des illustrations qu’il a ensuite retouchées et redessinées. Apparue dans la sphère publique au même moment que la crise du Covid-19, l’IA générative est à l’image du requin avalant Pinocchio : le logiciel engrange comme un monstre vorace une quantité colossale de données sur Internet, les amalgame avant de les digérer et de recracher de nouvelles propositions visuelles ou textuelles nées de ce bouillon numérique. Pour cette série d’images illustrant son odyssée, l’artiste a choisi de générer des visuels à la manière des œuvres du peintre et graveur allemand de la Renaissance Albrecht Dürer caractérisées notamment par une finesse virtuose de la ligne apportant une grande variation de dégradés de noir. En alliant une identité visuelle temporellement marquée et une iconographie inspirée de la science-fiction, L’odyssée du pangolin robot déploie un univers résolument anachronique dont il est impossible de situer l’action sur une trame historique conventionnelle. Le récit se situe-t-il dans un lointain futur post-apocalyptique ? Ou bien l’histoire se déroule-t-elle dans un univers parallèle ? Pour notre plus grand trouble, Baptiste César assume pleinement ce grand écart temporel en faisant de ses œuvres des reliques d’un autre temps à l’instar des carreaux de céramique gravées évoquant des fragments archéologiques d’architectures ou de sépultures. Cette hybridation caractéristique de l’ensemble de cette série culmine dans le Panghippocampe, sculpture d’une créature chimérique née du croisement d’un pangolin, d’un dauphin et d’un hippocampe érigée dans le jardin de la médiathèque. Visible depuis une fenêtre de l’espace d’exposition, ce tableau offre un diorama plongeant les spectateur·rice·s dans une aquarelle naturaliste d’Albrecht Dürer mâtinée de surréalisme. Le monstre alien à la peau recouverte d’une armure de métal étincelante partage une lointaine parenté avec une des plus célèbres gravures de l’artiste allemand représentant un rhinocéros exagérément cuirassé. N’ayant jamais vu un tel animal de sa vie, Dürer s’appuya sur une description écrite et le croquis d’un artiste inconnu d’un rhinocéros indien importé à Lisbonne en 1515 pour réaliser sa gravure, raison expliquant l’anatomie pour le moins fantasque de la bête. Panghippocampe s’inscrit dans l’héritage de cette période de transition que représente la Renaissance pour les artistes, tiraillé·e·s entre le bestiaire merveilleux du Moyen Âge et l’affirmation d’une vision plus naturaliste de la nature. En exposant cette sculpture dans l’espace public, Baptiste César entend éveiller les consciences sur les enjeux de la sauvegarde de la biodiversité et de nous interroger sur notre lien aujourd’hui malheureusement trop étiolé avec le monde animal. Toutes les fables se terminent par une morale, et celle-ci pourrait bien être celle concluant l’odyssée du pangolin robot.
Adrien Elie, curateur
Vues de l'exposition L'Odyssée du pangolin robot, Médiathèque Pablo Neruda, Malakoff, 2025