Pierre BELOÜIN 


Texte de Jill Gasparina, in catalogue Persistence is all, édition Frac Paca, 2008

Les flyers de Raymond Pettibon et le punk de SST records, les dessins de Daniel Johnston et la pop outsider, les performances de Mike Kelley et les lives de Sun Ra ou des Stooges, l'autoportrait Pop en Warhol/Sid Vicious/Sinatra/Elvis de Gavin Turk et la brit pop, les photographies de Cosey Fanni Tutti et la musique de Throbbing Gristle ou celles de Jeremy Deller sur Earl Brutus, les portraits de Brian Wilson par Peter Blake et la musique des Beach Boys, la reprise du slow Et si tu n'existais pas de Joe Dassin dans Ende de Claude Lévêque, les compositions de Kandinsky et l'harmonie musicale, les Tate Tracks à la Tate Modern à Londres, les Lyrics de Saâdane Afif, des expositions crossovers encore et encore et encore. La liste est ouverte. L'histoire d'amour entre la musique et les arts visuels semble sans fin.
Le travail de Pierre Beloüin s'inscrit dans cette niche constituée par les artistes qui ont tout appris ou presque de l'expérience musicale 1. Mais ce n'est pas seulement parce que son avatar d'artiste le plus connu est L'homme orchestre, ni parce qu'il s'occupe depuis 10 ans maintenant du label Optical Sound (!), ni même parce qu'il est entré dans l'art par la musique, travaillant d'emblée à la frontière du visuel et du sonore. C'est surtout parce que son travail et ses activités sont ancrées dans la culture underground, historiquement liée d'ailleurs à la musique.
Underground. Ce terme a été largement galvaudé, au point qu'on en oublie la réalité culturelle à laquelle il faisait référence, celle d'individus ou de collectifs artistiques exigeants, volontairement en marge de la dominante pop. Pierre Beloüin perpétue à sa manière cette histoire spécifique de l'art du XXe siècle. En connaisseur et fan, il multiplie les hommages. OS.002 regroupait déjà, en 2000, un ensemble de morceaux composés pour la Dreamachine. S'ajoutent à Gysin et Burroughs, au choix, le fétichisme 1950s, le psychobilly, l'érotisme 1970s, la musique industrielle et la cold wave, les séries B ou l'univers des freaks. Il y a donc les chicissimmes et sportives Austin Healey de Str Crsh, l'exotica de L'homme orchestre V.2, les pin-ups et Milky Woman, sortie tout droit, avec ses attributs, d'un film de Russ Meyer ou d'une peinture de Mel Ramos. Et lorsque dans Awan-Siguawini-Spemki (2006), il explore la ville d'Alma (Canada) et ses environs, pour en livrer des vignettes photographiques et sonores, on ne peut pas s'empêcher de penser à David Lynch passant au crible visuel et psychologique la démente ville de Twin Peaks et ses habitants non moins déments.

Mais par-delà le principe de la référence, Burroughs, Gysin ou Coil, qu'il cite beaucoup, représentent tous autre chose que de bons écrivains, performers ou musiciens. Chacun dans leur domaine, ils approchent de quelque chose de l'ordre de la sainteté underground, la radicalité absolue. Pour s'en convaincre, il faut avoir vu Burroughs à la télévision française répondre dépité aux questions étrangement sentimentales de Frédéric Mitterand, assez tendu pour l'occasion dans son rôle de passeur mainstream de la littérature. Dès ses premiers mots — «Je ne vous connais pas très bien monsieur Burroughs»— on comprend que ces deux mondes-là ne pourront pas même se croiser.
Le panthéon de Pierre Beloüin n'a donc rien de pop, au sens où le pop renverrait à la culture de masse. S'il édite par exemple des badges d'artistes (déjà près de 40 modèles avec Gianni Motti, Mathieu Mercier, Olaf Breuning, Jonathan Monk, Claude Closky...), il n'opère pas pour autant l'entrée de l'art dans la pop culture, comme l'a écrit David Sanson 2, mais son exact contraire, une sortie vers le monde de l'art, la transformation de petits objets traditionnellement pop en multiples édités à 100 exemplaires et souvent vite épuisés. Avec ces objets rares pour lesquels on ne peut justement pas parler de diffusion de masse, il s'inscrit plutôt dans la continuité de Current93 ou de Coil, qui ont largement produit ce type de goodies à forte valeur ajoutée artistique — on se souviendra notamment du coffret à absinthe en bois, contenant une bouteille, deux verres et un morceau exclusif de Peter Christopherson/Coil (Animal are you).
L'exposition est justement placée sous le signe de Coil: sa courte phrase de titre est en effet tirée d'un néon (une sculpture) disposé dans le salon de Threshold house, la maison du groupe qu'on peut apercevoir dans un documentaire anglais de 2001, Hello Culture. Et c'est aussi le titre d'un live du groupe, en 2000. «Persistence is all», sentence à la fois définitive et mystérieuse, ne signifie peut-être rien d'autre que la nécessité d'être tenace et exigeant, ou plus directement encore, de résister au suicide programmé des objets dans la culture commerciale. Coil a maintenu son degré d'exigence extrême en produisant un son toujours difficile et en cultivant un intérêt esthétique et spirituel pour l'occulte et l'ésotérique (littéralement, ce qui n'est pas compréhensible par tous). Dans Scatology (1984), le groupe reprend ainsi Tainted Love, chanson 1960s interprétée par Gloria Jones avant d'être transformée en tube mondial par Marc Almond de Soft Cell en 1981. On peut entendre dans leur cover torturée et sombre le désir un peu sadique de détruire un hit, de le faire sortir du champ de la culture de masse. C'est peine perdue puisque son devenir-produit semble inéluctable, entre les reprises plus tardives de Marylin Manson ou des Pussycat Dolls, et les jingles pour la Star Academy. Mais la puissance de manifeste de cette reprise difficile et culte n'en a pas diminué pour autant.
Persistant dans les vertus de la difficulté, Pierre Beloüin reconnaît qu'il peut écouter un tube de musique commerciale (Britney Spears) mais pas davantage. Et que certaines de ses oeuvres sont presque cryptées. L'installation Awan-Siguawini-Spemki (2006) porte ainsi un titre en indien abénaki (Air-Au printemps-Paradis) que peu de visiteurs sont susceptibles de comprendre, tandis que son (anti)journal personnel, rédigé pendant la préparation de l'exposition et intégré au catalogue, brouille volontairement sa lecture puisque sa rédaction est confiée à P.n.Ledoux. L'homme orchestre V.2 délivre, dans la même idée, une muzak qui ne déploie, dit-il, sa complexité qu'après la première écoute. Cette stratégie rappelle Claude Lévêque qui désamorce systématiquement le lyrisme innocent de ses pièces: le strass de City Strass s'avère être un amas de chaînes bruyantes, le colorfield rouge intense de Mon Combat est en fait un assemblage de caisses de Kronenbourg, la beauté lunaire du Grand Sommeil révèle rapidement sa dimension totalement morbide.
«Pourquoi est-ce que le packaging comptait tant pour nous Parce que ce travail était sacré. [...] L'Église catholique sert-elle son vin de messe dans des pots de terre moisis3» Tony Wilson

«Multi-plateforme 4», plasticien, chef de label, curateur, Pierre Beloüin joue sur tous les fronts de la résistance underground. Sa posture de label manager est elle aussi militante: «Concernant le label, je n'ai plus besoin de rentabilité (ou très peu) et j'ai une entière liberté de choix d'action et d'édition. Je supporterais mal d'être dans un seul créneau musical» explique-t-il. Et il ajoute: «Seules mon énergie et mon envie motivent les sorties, et pas le marché.» Pour l'artiste, sortir du système commercial est paradoxalement un gage de liberté de choix et d'action, grâce à une échelle de production et de distribution réduite. Il est en cela l'héritier des pratiques dématérialisées des 1960s et de la contre-culture DIY. Il existe d'autres types d'engagements et d'autres postures devant l'industrialisation de la culture: l'adhésion volontaire mais schizophrène à la culture commerciale serait une option critique différente, tout aussi recevable, et largement pratiquée depuis Andy Warhol et Dan Graham. Mais le choix de Pierre Beloüin lui permet de soutenir une scène et même d'opérer à l'occasion un travail presque patrimonial, sans être nostalgique pour autant. Pour Echo Location (OS.010), il propose ainsi à différents groupes de la scène coldwave française de reprendre, re-jouer, re-mixer ou réinterpréter un titre extrait de leur propre discographie, au lieu de compiler simplement leurs anciens morceaux.
Le travail et les postures multiples de Pierre Beloüin sont finalement peu dissociables: très exigeant, l'ensemble est aussi porteur d'une authentique convivialité. Il faut entendre ce terme dans un sens différent de celui qu'a promu l'esthétique relationnelle dans les années 1990, les pratiques festives. Si la constellation de Pierre Beloüin, pour reprendre le nom du label canadien, est relationnelle et participative, c'est parce que l'entrée dans son univers conditionne la découverte d'un ensemble dense de collaborateurs réguliers dans le domaine musical et graphique, et d'une histoire commune. La série Previously on Optical Sound rend un hommage visuel à cette scène presque organique, qui regroupe les mêmes sensibilités, le même souci de l'objet, et le même sens aigu de la collaboration. Elle vient prolonger l'expérience du travail collectif. L'hommage reste crypté d'ailleurs, puisqu'il faut enquêter pour mettre un nom sur un visage et une référence du catalogue. On pense alors à d'autres projets collectifs, aux collaborations fidèles de Claude Lévêque et Gérôme Nox, au label Factory qui recensait dans son catalogue toutes les productions collectives, des affiches à la fameuse Hacienda (FAC51). Ou à Rune Grammofon, label norvégien exigeant qui produit avec amour des objets soignés («pas de plastique, jamais») en collaboration avec le designer, artiste et musicien Kim Hiorthoy.
Icosajack, la sculpture-noeud minimale et absolument pas lounge, conçue par Cocktail Designers, pourra donc sembler relativement aride et mutique à première vue. La diffusion aléatoire des 23 références du catalogue (330 titres pour 23 éditions) rend impossible de choisir le titre que l'on écoute. Et il n'est pas question de s'asseoir pour écouter la musique tout en se détendant. Olivier Vadrot (Cocktail Designers) a justement conçu cet objet en totale opposition au principe des audiolabs. Cet anti-Ipod à «la connectique exacerbée, mise en scène», vise pourtant à reproduire quelque chose qui soit proche des conditions du live: «en se rassemblant autour de l'objet dans une relative proximité, on reproduit un peu le principe du concert» ajoute-t-il. Une dizaine d'auditeurs autour d'un «objet-diffuseur», un groupe de gens réunis autour d'un feu: Icosajack, conçue initialement comme un objet in situ pour le très traditionnel cadre du Musée des beaux-arts de Courtrai, avec peintures flamandes et parquets, abolit dans son principe même toute forme d'isolement. Et Pierre Beloüin, plus qu'un homme orchestre, est à son image, une machine à relier les gens par le son.

1. «Tout ce que je sais d'important sur l'art de la performance, je l'ai appris de ces deux concerts.» Mike Kelley, à propos de deux concerts, l'un de Sun Ra (1973), l'autre de Iggy Pop and the Stooges (1974), Mike Kelley, «Some aesthetic high points» in Mike Kelley, Phaidon, Londres, 1999, p. 119
2. «Inviter un artiste à concevoir des badges, c'est faire entrer l'art dans le champ de la pop culture, le faire passer par un produit de consommation courante et de grande circulation, le rendre à la fois futile et remarquable», David Sanson in catalogue L'homme orchestre, Polart, Strasbourg, 2005
3. «Avant-propos», Tony Wilson in Matthew Robertson, Factory Records,
une anthologie graphique
, Thames & Hudson, Londres, 2006, p. 9
4. Cette expression d'Annick Rivoire a été reprise à son compte par Pierre Beloüin,
Annick Rivoire, «À son image» in Libération, octobre 1998
5. Mail à l'auteur, décembre 2007
Fermer la fenêtre / Close window