Avec la reprise d’une couverture d’album photos bon marché montrant un coucher de soleil rougeoyant sur une mer tropicale, mais avec la mention « montagne » écrite à la main qui indique que son contenu est tout autre, Hélène Bellenger annonce d’emblée la couleur : nos chers paysages de montagne ne relèvent d’aucune évidence esthétique mais d’un regard construit. Leur perception comme leur représentation ont évolué de pair au fil des siècles, s’influençant mutuellement et renforçant leur statut iconique : les admire-t-on encore (si cela a été un jour le cas) pour leur existence propre? Ou pour leur correspondance avec des représentations déjà vues, intégrées et attendues ?
Après cette entrée en matière, l’installation Bird-Watchers poursuit ce travail de déconstruction, en proposant d’effeuiller, à la manière d’une fouille archéologique, strate par strate, trente-six couches de paysages du massif du Mont-Blanc. Les bâches imprimées sont de taille croissante ce qui permet d’embrasser du regard les bordures de toutes les feuilles empilées de manière (presque) chronologique, qu’il reste à dévoiler. La première image est une photo récente trouvée sur Instagram et taguée « Mont Blanc », bien que le paysage visible en arrière-plan ne rappelle pas les reliefs du massif. L’effeuillage remonte le temps, avec des photographies en couleurs de skieurs, d’installations touristiques de masse, d’affiches promotionnelles. Le noir et blanc vient ensuite fixer les ascensions du mont Blanc qui au xixe siècle constituaient de véritables expéditions avec force bouteilles (qui ne contenaient pas de l’oxygène !), puis le regard s’éloigne, les montagnes se dépouillent Bird-Watchers (video), 2022. de présences humaines, la peinture permet d’accentuer les formes pour les rendre plus parfaites (le mont Blanc comme dôme parfait) ou plus effrayantes, plus inaccessibles. Par-delà l’évolution au fil des siècles des regards, des techniques de représentation et des manières de fréquenter les cimes, l’enchaînement des images montre aussi la permanence des compositions. Ainsi la photographie la plus contemporaine au sommet du feuilleté, une femme de dos contemplant une mer de nuages, évoque Le voyageur contemplant une mer de nuages de Caspar David Friedrich (1818) et renvoie aux peintures les plus anciennes de l’installation : des représentations du glacier des Bois datant du tournant entre xviiie et xixe siècles avec des spectateurs apparaissant tout petits au premier plan et qui donnent une idée de l’échelle des montagnes et de leur beauté effrayante, donc sublime. L’artiste nous rappelle ainsi que les représentations contemporaines, tout du moins celles que l’on peut qualifier de « conventionnelles », ont finalement peu évolué depuis la « découverte » ou « l’invention » du mont Blanc par les premiers touristes anglais du xixe. Ce constat est très bien rendu par le dispositif de l’effeuillage, où chaque nouvelle reproduction peut être imaginée comme étant l’esquisse de celle qui la précède. Le rendu est ainsi plus puissant que si l’on observait les mêmes images disposées en frise. L’oeil averti remarquera aussi que le glacier des Bois, nom de la langue terminale de la mer de Glace quand elle descendait jusque dans la vallée de Chamonix pendant le petit âge glaciaire, a depuis longtemps disparu du paysage, et que le célèbre glacier que l’on aperçoit en arrière-plan d’une photo des oeufs de la Flégère prise dans les années 1960 ou 1970 a depuis lors perdu une bonne partie de son épaisseur. Nombre d’images de la série témoignent ainsi, par-delà la lente évolution des regards et des représentations, de l’inéluctable transformation de la haute montagne violemment impactée par le réchauffement climatique. Divers travaux photographiques ont été menés ou sont en cours pour inventorier ces paysages glaciaires en danger d’extinction : David Carlier documente la beauté et la puissance de ces Géants en mouvement, Aurore Bagarry montre leur vulnérabilité (Glaciers), quand Olivier de Sépibus expose la désolation des déserts de pierres qui remplacent les étendues glaciaires d’une Montagne défaite. On peut aussi citer les performances d’Anna Katharina Scheidegger (White-Out), de Charlotte Qin (Meet the Glaciers) ou l’installation Tipping Point de « l’éleveur d’icebergs » Barthélemy Antoine-Loeff. Elles rendent compte à leur manière de la fonte des glaciers et expriment le besoin et la nécessité morale de réagir, mais aussi l’impuissance face à des forces géologiques pourtant mises en mouvement par l’action humaine. Dans un autre registre encore, le projet d’essai documentaire Pacheû de Camille Llobet vise à enregistrer la mémoire de paysages incorporés, des taskscapes – pour reprendre un concept de l’anthropologue - et philosophe écossais Tim Ingold – façonnés par la brève histoire du tourisme, du ski et de l’alpinisme et en mutation rapide. Hélène Bellenger a elle aussi cherché à rendre compte de la fonte de glaciers par ses très belles « coulures » au bleu de Prusse (La coulure). Elle pourrait à l’avenir conjuguer son travail sur l’iconographie des paysages de montagnes, des représentations partagées et de ce fait très conventionnelles, avec une approche visant à rendre compte des bouleversements de ces paysages.
Que devient le regard quand l’icône disparaît ? Perd-il ses repères puisque le paysage ne peut plus être lu à l’aulne de ses représentations canoniques ? Est-ce enfin l’opportunité de vraiment voir ce que l’on a sous les yeux sans plus chercher des correspondances avec des représentations iconiques ? Mais est-ce seulement possible ? D’autres schèmes de représentation vont-ils émerger, basés par exemple sur une « pornographie de la ruine » (ruin porn), avec une nouvelle forme de sublime de l’effondrement, de la perte, de la désolation ? Ou bien assistera-t-on à d’autres formes de déplacement, du regard extérieur à l’engagement, de la conquête à l’attachement, avec une personnalisation accrue de ces entités glaciaires que d’aucuns estiment vivantes ? Les questions que se pose l’ethnologue intéresseront peut-être la photographe plasticienne, il est en tout cas certain que le travail de l’artiste nourrit la réflexion du chercheur.
Jean Chamel
Anthropologue, université de Lausanne
Sous l’œil des choucas
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