Hélène BELLENGER 

Sous le commissariat de Diane Pigeau, le 3 bis f accueille jusqu’au 5 juin une exposition croisée des artistes Hélène Bellenger et Charlotte Perrin, suite à leur résidence de plusieurs mois au sein de ce centre d’art installé dans les murs du Centre Hospitalier psychiatrique Montperrin, à Aix-en-Provence. Forte d’une pratique fondée sur la collecte et la réappropriation d’images pour questionner les archétypes de représentations, ainsi que les mécanismes et enjeux de la culture visuelle occidentale, Hélène Bellenger découvre au sein des archives du centre hospitalier une série de publicités pour antidépresseurs des années 1970-2000 dont l’iconographie l’interpelle : couleurs vives, couchers de soleil de cartes postales, sourires éclatants, lèvres rouges et cils recourbés… Ce sont en effet bien souvent aux femmes que s’adressent ces publicités.

Or, jusqu’en 1982, le 3 bis f est justement la section de l’hôpital où sont internées les femmes souffrant de troubles psychiatriques. Ces images publicitaires sont ainsi reprises par l’artiste au sein de l’exposition Plaisir Solide sous forme de frise déclinant les couleurs de l’arc-en-ciel sur les murs aseptisés du white cube, comme autant de virtualités qui rappellent les fonctions originelles du lieu d’exposition tout en questionnant l’injonction au bonheur affiché, un bonheur chimiquement recréé et aux représentations normatives. Cela n’est évidemment pas sans rappeler les images d’une joie de vivre mise en scène que l’on trouve par millions sur les réseaux sociaux et que Hélène Bellenger a également collectées sur Instagram grâce au hashtag #happinessisachoice [#lebonheurestunchoix] pour les reproduire sur la surface d’une cellule capitonnée en matière plastique holographique à l’esthétique pop. L’aliénation serait-elle aussi, parfois, un choix ?

Comme un écho invisible de toutes ces images d’un bonheur factice, un parfum judicieusement intitulé Pharmakon est également diffusé au sein d’une autre « cellule » en forme de cube transparent aux couleurs changeantes. À la fois attirante et dérangeante, cette fragrance aux notes gourmandes et industrielles, vite écœurante, incarne l’ambivalence contenue dans l’idée d’un bonheur normatif et créé en laboratoire. L’information olfactive ayant un lien privilégié avec le système limbique, au sein duquel elle passe notamment par l’amygdale, en charge des émotions, ce médium chimique, substituant symboliquement des molécules à inhaler à celles à avaler des médicaments, se prête idéalement au thème de l’exposition. D’autant que l’histoire même de la parfumerie est étroitement liée à celle de la pharmacie et de la médecine, avant que le parfum ne devienne lui-aussi un produit de grande consommation sur lequel a été appliqué une imagerie stéréotypée de la femme. Comment d’ailleurs ne pas songer au large sourire de Julia Roberts sur les affiches de La vie est belle lorsqu’on découvre certaines des publicités pour antidépresseurs exposées par Hélène Bellenger ? Le slogan, le rictus de joie outrancier, tout y est.

Dans un monde où tout est calibré, formaté pour être produit et reproduit à l’infini avec un minimum de variations, à l’ère, en somme, de la reproductibilité technique et de la consommation de masse, ni les émotions ni les sensations ne semblent échapper aux diktats. D’ailleurs, les recherches sur les odeurs et les émotions, au-delà de leurs applications thérapeutiques, servent aujourd’hui aux industriels de la parfumerie désireux de créer l’ultime crowd-pleaser. Les parfums comme les images sont composés à partir de normes, de structures types ambitionnant de provoquer un effet X ou Y, misant sur les effets constatés de certaines molécules (comme la vanilline dont on sait qu’elle peut faire baisser le niveau d’anxiété), mais aussi sur les souvenirs et les associations culturelles. Parfums solaires aux odeurs de monoï, aux accents salins et salicylés de sable chaud, ou parfums d’enfance aux notes gourmandes et régressives de barbe-à-papa, caramel, vanilline et éthyl-maltol, l’industrie se joue des affects des consommateurs. Présentant dans des fioles en verre diverses notes « positives », l’installation Sans titre (compositions positives) qui ouvre l’exposition, s’empare d’ailleurs ouvertement de ces clichés olfactifs.

Qu’elles soient picturales, architecturales ou aromacologiques, les œuvres d’Hélène Bellenger dans Plaisir Solide interrogent toutes la normativité et la manipulation des affects, ainsi que la pharmacopée et les représentations du bonheur dans une société d’ultra-consommation – où même le marketing devient olfactif pour influencer les consommateurs.

Après plus d’un an de distanciation sociale, un an d’augmentation des cas de dépression (qui implique certaines zones du cerveau qui servent aussi au traitement de l’information olfactive), un an d’art qui ne rencontre le public qu’à travers les images et les écrans, le projet d’Hélène Bellenger incarne aussi mieux que jamais ce besoin d’éprouver l’art physiquement, pour l’éprouver émotionnellement. Car l’odeur n’est pas (encore) « instagramable » (contrairement au bonheur, semble-t-il) et l’invisible ne peut traverser les écrans. « Dans notre monde postmoderne, » écrivaient déjà en 1994 les anthropologues Constance Classen, David Howes et Anthony Synott dans Aroma. The Cultural History of Smell, « l’odeur constitue souvent une absence notable […]. Les odeurs sont supprimées dans les lieux publics, il n’y a pas d’odeurs à la télévision, le monde des ordinateurs en est dénué, etc. » Le monde de l’art, en revanche, s’en dote désormais de plus en plus fréquemment.


Clara Muller
Plaisir Solide d’Hélène Bellenger : la pharmacopée du bonheur
Revue Nez, 18 mai 2021

 
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