Brigitte BAUER 

Brigitte Bauer, Big Game, 2008

On sait depuis Jean Baudrillard (et quelques autres) que le crime parfait, celui sans cadavre, sans mobile, sans assassin ni arme définis, est celui qu'on a perpétré contre le réel. Dégommées les « vérités » du monde, balayée la prise sur les choses. Symptôme d'une société de technologie et de communication, l'hyperréel a définitivement happé ce que l'on savait encore de la réalité. Et c'est une copie « augmentée » qui semble faire office de monde, une simulation qui a pris un tel soin à parfaire les imprécisions du modèle original qu'elle est devenue perfection pure.
La représentation de la guerre pourrait être un des indicateurs notables de cette chute du vrai et du triomphe hyperréel (la « guerre du faux » sur le champ de bataille pourrait écrire Umberto Eco). Non pas qu'il n'y ait plus de réalité de la guerre en soi (les douleurs sont invariablement là du côté de l'expérience) mais c'est l'événement militaire qui s'est perdu dans les détours de sa médiatisation. La guerre du Vietnam, supplantée par sa représentation cinémato-médiatique. La guerre du Golfe, lointaine, spectrale, virtualisée jusqu'à l'excès, « jeux vidéographiée ». Tout se perd et se distend, si bien que ce que l'on pourrait prendre pour les images informatives de conflits armés ne sont en fait que les représentations « idéalisées » d'une partition guerrière. La communication contre l'information. « Pour parler de choses qu'on veut connoter comme vraies, ces choses doivent sembler vraies », écrit Eco, quitte à ce que pour cela elles s'éloignent de la vérité.
Paradoxalement la guerre a d'abord été le sujet de la fiction avant que celle-ci ne devienne à son tour un sujet militaire. Le courage des héros, l'aversion des ennemis, les frappes chirurgicales, l'armada technologique… tout ce qui fait le sel de l'action sur l'écran se retrouve peu à peu dans le discours politique et sur le théâtre des opérations. Et les effets spéciaux des films à grand spectacle se rejouent dans les spots publicitaires de l'armée incitant les jeunes « cinéphiles » qui ont aimé la séance à venir la vivre sur le terrain. Le signifié disparaît dans la grande centrifugeuse de la représentation. Comprimé, aspiré, rejeté avec une telle force que les images de guerre qui ne jouent pas le jeu du stéréotype et de la « parfaite vérité » sont exclues du système d'information.
La série Big Game de Brigitte Bauer pourrait être perçue comme la captation d'une phase avancée de la « désubstantification » du sujet guerrier. Le stade ultime de l'assimilation du réel par la fiction (ou inversement). Composé de 15 photographies et d'une vidéo, ce travail s'intéresse à une pratique qui, à son corps défendant, a fait de la perte du référant et de l'idéalisation de l'action militaire, les points nodaux de son exercice.
Le paintball est une discipline qui consiste en un affrontement de deux équipes appareillées d'armes projetant des billes de peinture. Le principe est assez simple et comporte plusieurs variantes dont la finalité reste à peu de chose près la même : affronter ses adversaires sur un terrain plus ou moins accidenté lors d'une reconstitution d'assaut, élaborer des stratégies, se dépenser et prendre du bon temps. Tout cela constitue un jeu qui, contrairement au sport de manière général, ne se construit pas ex nihilo mais s'appuie sur une représentation : l'affrontement militaire.
Cette spécificité - doublée du fait qu'à l'inverse des simulations des jeux vidéos, c'est ici dans un décor grandeur nature, au milieu du monde, que se déroulent les parties - participe à faire du paintball la marque manifeste d'une disparition, l'endroit privilégié d'une forme sophistiquée d'hyperréalité.
Et c'est donc les ruines du réel que Brigitte Bauer accroche ici au milieu de la forêt, des tenues de camouflage et des billes de peinture qui sifflent. 15 photographies et une vidéo qui disent ce lieu du passage de frontière incessant, ce lieu de la fin de la contradiction entre l'imaginaire et le réel. Méticuleusement, l'œuvre paraît délimiter la scène encore fraîche du crime parfait.
Immobile, calé entre un arbre et une cabane recouverte d'impacts de peinture rose, un joueur attend, presque invisible. Un autre, genou à terre, masque et rangers, scrute au loin à travers les branchages. Ailleurs, il porte un gilet orange, il écrase son dos contre un mur, en embuscade. Deux autres, sombres, ensemble, accroupis l'arme à la main le regard devant… Les hommes qui figurent dans les photographies de Brigitte Bauer attendent de passer à l'action, métaphoriquement ils pourraient guetter le signe de leur délivrance. Le signal de la fin du combat, celui qui indique qu'il ne reste plus rien de ce qui faisait le vrai, qu'ils l'ont définitivement achevé à coup de peinture de couleurs vives.
Derrière leurs masques, ils ont quitté les hommes, pour devenir les héros d'une guerre imaginaire. Leur visage caché des événements du monde, ils n'engagent pas la révolution ou la guérilla mais jouent ce que celles-ci pourraient être. Une révolte reconstituée avec les codes des films d'action ou de science-fiction. Planqués derrière le masque du divertissement, cette armée de l'ombre n'a rien de dangereux ou d'inquiétant (pas d'insurrection à venir), elle ne fait pas dans le politique mais dans l'adrénaline.
Les photographies de Brigitte Bauer ne cèdent pas à la tentation du jugement critique, intentionnellement elles ne disent rien de ce qu'il y a de scandaleusement suffisant dans le jeu de ces hommes. Car la question n'est pas là. Car l'art n'est pas un plaidoyer (encore moins une charge contre le loisir de plein air). L'artiste n'est pas dans le parti pris mais dans le constat d'une absence, dans le repli du vrai. La série Big Game figure une érosion bien plus qu'elle ne désigne un improbable coupable. Elle saisit les différentes strates d'éloignement de la réalité et nous dit que nous sommes ici au bout de la chaîne. Ce que nous donnent à voir les photographies et la vidéo de Brigitte Bauer c'est l'image du jeu d'après la fiction d'après le média d'après l'événement. La simulation de la simulation au carré.
Bien plus que le loisir d'un groupe d'hommes, c'est la production, l'usage et le détournement des images que l'artiste interroge ici. Un questionnement qui englobe son propre travail photographique, puisqu'il s'agit de produire des images d'une pratique qui s'en nourrit. Et l'objectif de l'artiste vacille, il transite lui aussi entre le feu de l'action et la distance du regard. Expédiée en forêt au milieu des combats, surtout ne pas se prendre pour un photographe de guerre. Parvenir à garder le cap et produire des photographies qui disent la limite symbolique sur laquelle se trouve le paintball. Comme les corps camouflés disparaissent dans l'environnement, l'artiste se confond avec le paysage et attrape les passages fugaces ou les attentes des simili-militaires captifs de leur partie. Elle photographie leur voyage immobile vers un ici et maintenant égaré.
Big Game se fait le témoin d'une perte sans douleur, dans le plaisir du jeu et du divertissement. La série parvient à capter l'équilibre instable d'un monde qui s'évanouit, elle donne à voir une étape de dissolution avancée, l'endroit précis où le réel et sa représentation se confondent jusqu'à disparaître. A travers son œuvre, Brigitte Bauer témoigne de cette fuite qui se joue sous les yeux détournés de quelques hommes qui regardent devant, le doigt sur la gâchette, prêts à achever à coup de peinture un corps qui ne bouge définitivement plus.


Guillaume Mansart
Cf Big Dog le chien robotique qui accompagne les militaires au front et porte leur équipement (le premier Big Dog pourrait être envoyé en Afghanistan prochainement).
Cf l'effet Bullet Time qui a contribué au succès du film Matrix et que l'on retrouve dans une publicité de l'armée de terre : « Vous faîtes quoi ces trois prochaines années? L'armée de terre recrute dans plus de 400 métiers »
On se souvient alors de la série de photographies Collateral Dammage (2001) achetée par l'artiste Gianni Motti à une agence de presse. Photos de la guerre du Kosovo non utilisées, qui pourraient d'abord faire penser à tout autre chose puisqu'elles ne substituent pas leur vérité à l'entendement hyperréel. Paysages verdoyants, maisons de pierres, pas de cadavres, ni de destruction, la guerre presque sans l'action, juste un nuage de fumée qui signale une explosion. La violence diffuse, terriblement présente dans ces paysages de Macédoine. Elle dit une réalité de guerre sans la suffisance de la virtualisation du spectacle.


Voir le film BIG GAME

Jeu de forêt #3 et #4 2008

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Jeu de forêt #10 2008
13 photographies, formats variés


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