Marco BARBON 

Tanger, une fable photographique
Entretien avec Fabien Ribery, pour son blog L’intervalle

FR : Dans une lettre à Allen Ginsberg datée du 13 octobre 1956, William Burroughs écrit : « Il y a quelque chose de spécial à Tanger. C’est le seul endroit où quand j’y suis, je ne veux être nulle part ailleurs. Ici pas de crise d’angoisse. Cette ville est belle car elle ne cesse de changer et de se recombiner. » Avez-vous ressenti cela à Tanger ?
MB : Tanger donne souvent cette impression. Et sans doute aujourd’hui Tanger est l’une des villes les plus dynamiques du Maroc : depuis une dizaine d’années elle ne cesse de se renouveler, avec le projet du nouveau port de plaisance qui est en train de voir le jour, la nouvelle corniche et l’essor des nouveaux quartiers résidentiels à la périphérie de ce qu’on appelait jadis la Ville Nouvelle. Pourtant Tanger reste essentiellement, intimement pareille à elle-même. Ce paradoxe me fascine.
S’il est vrai que Tanger ne cesse de changer, je dirais surtout que cette ville, pour des raisons qui ne me sont claires qu’en partie, pousse souvent les individus qui la fréquentent ou qui s’y installent à se transformer, à se métamorphoser, à s’oublier. Cette ville est une machine à rêver les trajectoires les plus extravagantes et à réaliser les projets les plus fous, qui sont d’ailleurs souvent les plus futiles. William Burroughs l’avait déjà remarqué : « Au Petit Socco – écrit-il - on atteint au summum de la futilité. Assis à une table de café et prêtant l’oreille à quelques ‘propositions’, je pris soudain conscience que mon interlocuteur débitait de véritables contes à un enfant – l’enfant qu’il portait en lui : pathétiques projets de contrebande, de trafic de diamants, de came ou d’armes, d’ouverture de boîtes de nuit, de salles de bowling ou d’agences de voyage » (Interzone, p. 106).

FR : Depuis quand fréquentez-vous cette ville ? Que représentait-elle pour vous avant de la découvrir concrètement ? Pourquoi un tel intérêt pour les villes frontières ?
MB : J’ai découvert Tanger en 1996, lors de l’un de mes nombreux voyages au Maroc. Mais je n’ai commencé à y plonger vraiment qu’en 2012, quand j’ai pris la décision de lui consacrer un travail. Depuis que j’ai commencé à photographier, je me suis toujours intéressé à la notion de frontière, à l’entre-deux. Il était donc fatal qu’un jour j’en arrive là, à Tanger, ville frontière par excellence. D’abord par sa position géographique de carrefour entre le Nord et le Sud, l’Est et l’Ouest, l’Europe et l’Afrique, la Méditerranée et l’Océan Atlantique. Mais surtout d’un point de vue symbolique et métaphorique : ville mythique, ville-théâtre, ville-contrefaçon, ce lieu semble se situer à la frontière entre le domaine du réel et le domaine de la fiction. Peut-être qu’il n’est au fond qu’un prétexte pour aborder à nouveau, et différemment, cette question qui me hante.

FR : Interzone est le titre original du manuscrit du Festin Nu, de William S. Burroughs, publié en France en 1959, et écrit à Tanger. Pourquoi avoir choisi de nommer ainsi également votre livre (The Interzone, éditions Clémentine de la Ferronière, 2017) ?
MB : Je me suis limité en effet à ajouter un article indéfini au titre du manuscrit de Burroughs, qui me paraissait exprimer précisément ce dont il est question dans mes photographies : la zone de frontière entre le réel et l’imaginaire, entre le document et la fiction. Dans son texte, Burroughs écrit au sujet de la ville du détroit : « La ville se développe dans plusieurs dimensions. (Ici) Il n’y a pas de ligne de séparation entre le monde réel et le monde du mythe et du symbole ». Mon travail s’intéresse justement à ces espaces-temps intermédiaires, à ces situations visuelles où le réel semble être sur le point de basculer dans la fiction.

FR : Entre 2013 et 2017 avez-vous perçu des changements dans cette ville réputée par son interculturalité, son vent froid et ses multiples marchandises, licites ou non ?
MB : Il y a eu manifestement des changements à Tanger ces dernières années, dus notamment aux grands travaux publics qui ont changé partiellement le visage de la ville ; mais ces changements n’ont pas touché – ou très peu - à son âme.

FR : Ville arabe, Tanger est-elle encore occidentale ?
MB : Tanger, comme toute ville, existe avant tout dans et à travers le regard qu’on porte sur elle. En ce sens, vu qu’elle a fait l’objet d’autant de projections de la part des écrivains et artistes occidentaux, on peut dire légitimement qu’elle est une ville « occidentale ». Tanger est une ville occidentale aussi, et plus banalement, au vu de sa position géographique, à l’extrême Occident du monde Arabe. Mais Tanger est bien plus que ça. Elle est aussi une ville arabe, berbère et africaine.

FR : Ne voyez-vous pas Tanger comme un labyrinthe mental ?
MB : Oui, je dirais un labyrinthe et un abîme en même temps.

FR : Outre Burroughs, quelles étaient vos lectures au cours de vos voyages ?
MB : J’ai beaucoup lu sur Tanger avant, pendant et après mes différents séjours tangérois. Certains textes en particulier m’ont donné des clés pour mieux comprendre cette ville, qui reste un endroit très chargé de fiction, particulièrement perméable donc à la littérature. Je ne citerais que quelques textes qui m’ont marqué et que je ne peux que conseiller à tous ceux qui s’intéressent à cette ville extraordinaire : Je m’appelle une ville, de Philippe Pigeard ; Un rivet à Tanger, de Jean-Michel Espitallier ; Jour de silence à Tanger, de Tahar Ben Jelloun ; Dans la nuit tangéroise, de Roland Beaufre. Sans oublier le beau Carnet tangérois de Pierre Le-Tan.

FR : Nicolas Comment et Emmanuelle Gabory ont photographié Tanger, qui comme vous ont pu bénéficier de l’appui de l’Institut français. La conscience de la lignée de regards portés sur cette ville vous amène-t-elle à dialoguer intérieurement avec leurs images ?
MB : Je connais les travaux de Nicolas Comment et d’Emmanuelle Gabory. Avec Nicolas, on s’est croisés à plusieurs reprises à Tanger, et j’ai rencontré Emmanuelle à l’époque où elle y habitait encore. Peut-être qu’on peut retrouver des points de convergence dans nos différents travaux, mais je ne pense pas que nos regards sur Tanger cherchent ou ont cherché à dialoguer les uns avec les autres. Je dirais plutôt que nos recherches respectives dialoguent – chacune à sa manière - avec le patrimoine imaginaire qui nous a été légué à la fois par l’Orientalisme, les écrivains de la Beat Generation, les figures mythiques de la vie tangéroise de la deuxième moitié du 20ème siècle (Bowles, Choukri etc.), le cinéma, les romans de pacotille…

FR : Antée, le Titan vaincu, serait enterré à Tanger. Avez-vous rencontré son fantôme ?
MB : Non, et heureusement ! (rires).

FR : Qui ont été vos soutiens pour découvrir cette ville ? Stéphanie Gaou, responsable de l’excellente librairie Les insolites ?
MB : Lors de mes séjours à Tanger, j’ai bénéficié du soutien d’un certain nombre d’amis européens, tangérois d’adoption, comme Stéphanie Gaou, Simon-Pierre Hamelin, Silvia Coarelli et Ornella Tommasi, qui m’ont ouvert généreusement leur carnet d’adresses. Mais je n’aurais pas pu vivre si intensément cette ville sans les conseils et la compagnie précieuse de mes amis marocains : Raian Reda, Hicham Gardaf, Nouha Ben Yedri, Adil Ben El Achimi et Mohamed Nabil Haddad, entre autres.

FR : Comment avez-vous travaillé avec Jean-Christophe Bailly qui accompagne votre livre d’un texte ?
MB : Je connaissais depuis plusieurs années l’œuvre littéraire de Jean-Christophe Bailly ; la justesse et la finesse de ses propos sur la photographie (L’instant et son ombre) et sur les images des photographes sur lesquelles il a écrit m’ont toujours frappé. Au moment de choisir un auteur pour le texte qui devait accompagner mes photographies dans le livre j’ai donc pensé tout de suite à lui. Son texte fait accéder subtilement à la parole ce dont il est question dans mes images, et que je suis incapable d’exprimer par les mots : c’est le propre – semble-t-il - des grands écrivains.

FR : Comment le regard de Clémentine de la Feronnière sur vos images a-t-il orienté la construction de votre ouvrage ?
MB : Le regard – à la fois critique et bienveillant - de Clémentine de la Feronnière et son soutien constant ont été fondamentaux pendant la construction et la mise en forme finale de ce travail ; je lui en suis reconnaissant.

FR : Pourquoi la jeune femme du début de votre livre cache-t-elle son visage ?
MB : Dans The Interzone la question du hors-champ ou, si vous préférez, de l’invisible, est centrale. Les photographies qui composent ce travail ont en effet l’ambition d’être des dispositifs-à-imaginer, précisément dans la mesure où elles sont censées pousser le spectateur à imaginer ce qu’on ne voit pas. Leur fonction est donc avant tout indicielle : elles indiquent toujours quelque chose qu’elles se refusent à dévoiler entièrement. C’est pour cela que j’ai voulu que la jeune femme du livre (que j’ai fait poser, en l’occurrence) cache son visage. Ce geste est censé nous projeter dans l’espace de notre imagination (de nos fantasmes ?), tout en nous suggérant qu’au milieu de toute photo il y a un creux, un vide à remplir. La même chose vaut pour le monsieur en costume sur le seuil de sa boutique, qui regarde une scène invisible qui se passe à sa gauche : l’intérêt de cette image est justement dans ce qui se trouve en dehors du cadre.

FR : Vous travaillez en coloriste. Qui sont vos modèles en matière de composition colorée ?
MB : Quand j’ai commencé à m’intéresser à la photographie, j’étais fasciné par le travail de Harry Gruyaert (Morocco et Lumières blanches, surtout). Sans doute que les ambiances chromatiques de ses photographies m’ont influencé profondément. Tout comme les polaroids de Walker Evans et les kodachromes de Luigi Ghirri. Mais je crois qu’avant tout mes sources d’inspiration sont à retrouver dans la peinture (Giorgio De Chirico, Giorgio Morandi, le Douanier Rousseau, Edward Hopper) et dans le cinéma (Michelangelo Antonioni).

FR : Un homme regardant l’horizon, spectateur dont on ne connaît pas les sentiments, fait le lien avec votre précédent ouvrage, publié chez Filigranes Editions (El Bahr, 2016). Avez-vous abordé Tanger comme on découvre un théâtre à l’abandon ?
MB : J’ai l’habitude d’insérer dans un travail une image qui renvoie, plus ou moins directement, à un travail précédent. Je l’avais déjà fait dans El Bahr, qui décline de manière sérielle - si l’on peut dire - l’image de la couverture de Casablanca, où l’on voit une jeune fille de dos qui contemple l’Océan. Dans Casablanca, la photographie de la tasse de café sur une table du Café Excelsior (2010) renvoie à la photo de la tasse de thé de Asmara Dream. Et ainsi de suite. Ces citations sont loin d’être gratuites à mon sens, puisqu’elles témoignent de la continuité à la fois de mes préoccupations artistiques et de mes ‘obsessions’ visuelles. Je ne parlerais pas d’un théâtre à l’abandon, plutôt d’une scène vide où tout peut se passer (ou où rien ne se passera). Les jeux sont faits ? Je préfère croire qu’ils sont toujours à faire, ou à refaire…

 
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